L’identité historique du Plateau


Le 10 mars 2014, le Laboratoire d’histoire et de patrimoine de Montréal (UQAM) organisait une demi-journée d’études «Le Plateau, histoire et mémoire» au musée Pointe-à-Callière. Mémoire du Mile End et la Société d’histoire et de généalogie du Plateau-Mont-Royal étaient au nombre des partenaires.

Nous publions ici quelques-unes des communications présentées lors de ce colloque. La première est celle de l’historien et professeur émérite de l’UQAM, Jean-Claude Robert. Il s’interroge sur comment s’est construite l’identité du territoire aujourd’hui connu sous le nom de Plateau Mont-Royal. L’autre, sur la survie et la renaissance du toponyme Mile End, peut être également être consultée sur ce site.

Jean-Claude Robert donnera une conférence à ce sujet, dimanche 25 janvier 2015: voir notre annonce.

par Jean-Claude Robert, département d’histoire, UQAM

La question doit être examinée à deux niveaux: la formation du territoire et la création de l’identité, au sens de sa fabrication. Faisons un rappel : l’identité est modelée par et pour les personnes qui habitent le territoire. Un beau cas de construction identitaire. Tentative de reconstituer le parcours ? Posons d’entrée de jeu, une dimension chronologique importante: nous sommes dans le contexte de l’histoire récente d’un quartier populaire, qui connaît un désamour et un exode de sa population entre 1950 et 1960, puis qui devient un quartier branché entre 1975 et 2010

Quelles sont les étapes de la construction de l’identité ? Nous parlons d’un territoire, plutôt plat, mais légèrement incliné, qui prolonge le flanc nord-est du mont Royal et borné au sud par la terrasse de la rue Sherbrooke. L’implantation humaine y est assez ancienne, mais sporadique, par les Amérindiens avant le XVIIe siècle. La mise en valeur agricole s’effectue dans le cadre du développement rural de la seigneurie, entre 1698 et 1815. Je retiens 6 étapes – ou plutôt 6 moments – de construction de l’identité.

1) Le premier moment est celui d’un territoire subissant le poids de la ville à partir de 1750

Les terres sont loties par les seigneurs et concédées. Elles ne sont pas toutes cultivées, certaines parties demeurant en bois debout. Graduellement, la proximité de la ville entraîne un morcellement des terres et la création de nouvelles fonctions : tanneries, vergers et carrières. De plus, certaines exploitations agricoles sont transformées en grandes propriétés péri-urbaines pour le profit de familles bourgeoises montréalaises. Les activités de tannerie donnent bientôt naissance à un noyau villageois, les «tanneries des Bélair», encore trop mal connu.

Toutefois, la présence de veines de calcaire superficielles attire très rapidement la mise en exploitation, soit pour la pierre de construction ou encore la pierre à chaux, essentielle à la fabrication du mortier et les activités de tanneries. Les carrières se développent plus rapidement dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Si les tanneries laissent une trace dans la toponymie, ce sont les travailleurs des carrières qui ont laissé leur marque : la saga des pieds noirs est parvenue jusqu’à nous relayée dans la mémoire locale jusqu’aux années 1940.

2) Le deuxième moment est celui des promoteurs et développeurs (1850-1920)

Le rôle des promoteurs-développeurs est central dans le processus de construction et de développement de la ville. Ce sont eux qui orchestrent – bien sûr d’abord à leur profit – la transformation des terres agricoles en lots urbains et qui cherchent à attirer les industries et les habitants.

La formation de quatre villages, entre 1846-1895 est bien connue (Village de Côte Saint-Louis, Village de Saint-Jean Baptiste, Village de Saint-Louis du Mile End, Village de Lorimier). Mais je crois qu’une schématisation un peu rapide a entraîné une simplification de leur histoire et leur a donné un aspect mythique. D’abord la fourchette chronologique est vaste : le premier village est créé en 1846 et le dernier en 1895. Il s’agit donc d’un demi-siècle, durant lequel la population de Montréal, la ville, passe de 45 000 habitants (1844) à 267 730 (1901) !

D’autre part, leur caractère est hétérogène. Il s’agit de quatre territoires, dans lesquels il y a des noyaux villageois disparates et discontinus. De plus, trois de ces territoires sont nés du morcellement du premier. Ainsi, on crée le Village de Côte Saint-Louis en 1846, doté d’un très grand territoire qui est amputé en 1861 de sa partie sud qui devient le Village Saint Jean-Baptiste (annexé en 1886). La partie nord est à son tour divisée en deux parties en 1878, la partie ouest devenant alors le village de Saint Louis du Mile End, puis ville en 1895 avant d’être annexée en 1910. Le petit territoire restant du village de la Côte Saint-Louis n’occupe que la partie nord-est de son espace original. Il devient ville en 1890 et est annexé à Montréal en 1893. Quant au dernier, le village de Lorimier, il existe entre 1895 et 1909 et il est détaché du village de la Côte Visitation, voisin.

Le remplissage des interstices entre les noyaux villageois prendra plusieurs années et n’est complété que durant les années 1920. Il s’ensuit donc une expérience de vie villageoise pour le moins distendue : chacun des noyaux a une vie très différente. À mon avis, il y a perte de l’individualité villageoise assez rapidement. Il faut donc éviter de généraliser les conditions d’un noyau à un ensemble plus grand. Il y a un manque de connaissances historiques actuellement et je pense qu’il faut remettre en question les phases «canoniques» du développement que tous reprennent sans les vérifier : 1845-1880 formation villages et villes ; 1880-1914 Âge d’or ; 1914-1950 : stagnation urbaine ; 1950-1970 : période sombre ; 1970-1990 : revitalisation et gentrification. Il serait nécessaire d’affiner, de nuancer cette structure de chronologie.

Un événement, dû aux promoteurs, sera structurant pour le territoire et c’est la construction du chemin de fer de colonisation du Nord de Montréal en 1876. Il est absorbé par le Canadien Pacifique en 1882. Le chemin de fer forme une barrière physique importante et réussit à diviser durablement le territoire. Il devient la frontière nord-est du Plateau. Combien de Montréalais sont conscients de ce que le territoire de Saint-Louis du Mile End se rendait au-delà de la rue Jean-Talon et que la petite Italie appartient, de fait, au Mile End ? Cette frontière servira de marqueur pour le Plateau.

Durant les années 1890, une première vague d’expansion urbaine liée au tramway amène l’augmentation de la population.

3) Le 3e moment est causé par deux développements parallèles et sous-estimés: La «paroissialisation» du Plateau et la «Shtetllisation», 1880-1950

De fait, il faut développer ici l’idée de l’avènement de villages urbains, qui fractionnent l’espace de la grande ville en unités plus petites, plus conviviales, dans lesquelles les habitants se reconnaissent et où ils se sentent en «sécurité», du moins en termes socio-culturels.

La division du territoire en paroisses catholiques et l’affirmation paroissiale forment deux éléments incontournables. La réalité des villages commence à s’estomper et les paroisses deviennent les éléments structurants du paysage avec leur semis institutionnel et leur implantation sociale. Entre 1887 et 1926, se situe une période d’intense création de paroisses catholiques francophones et de construction d’églises: de 2 entre 1867 et 1875, on passe à 10 entre 1887 et 1926 (sur 12 paroisses francophones). Ce qui correspond à un nouveau morcellement. Il y a aussi une affirmation aussi de la puissance, ou du moins de l’influence de l’Église sur les Canadiens français. La dynamique paroissiale est assez intense et forme un lieu fort de sociabilité. La paroisse devient un support de l’identité : avant 1950 les habitants du Plateau s’identifient d’abord comme paroissiens. On est de l’Immaculée-Conception, de Saint-Louis, de Saint Enfant Jésus. Cependant, après des décennies d’essor, l’après-guerre (1945) marque le début d’une période de déclin.

Entre 1920 et 1950, le développement du quartier juif, au nord de la rue Sherbrooke jusqu’à Bernard, est remarquable. Rappelons l’hypothèse de Pierre Anctil sur l’importance du modèle du «Shtetl» comme mode d’implantation de la communauté juive. C’est une belle utilisation d’un modèle emprunté à l’Europe orientale d’une petite ville de service insérée dans un milieu rural étranger à leur culture, souvent hostile, dans lequel les Juifs jouent le rôle d’intermédiaires et de fournisseurs de biens et de services – commerçants, artisans et ouvriers.

4) Le 4e moment est la marginalisation socio-économique du Plateau, 1950-1975

La prospérité de l’après-guerre et le deuxième essor urbain, celui de l’automobile entraîne rapidement un exode de la population plus riche vers les nouvelles municipalités de banlieue. Automobile et mobilité sociale se combinent pour attirer ailleurs les plus jeunes. Au même moment, on observe un affaiblissement de la structure commerciale et industrielle du Plateau. Les activités se transforment, car les magasins du centre-ville ainsi que les nouveaux centres d’achat délocalisent la clientèle, naguère plus fidèle aux marchands locaux. Les supermarchés remplacent graduellement les épiceries du coin, qui réussissent à subsister grâce surtout à la bière et au crédit à la petite semaine.

Le résultat de ces changements est l’appauvrissement de la population qui demeure sur la Plateau. Les propriétaires occupants, qui avaient joué jusqu’alors un rôle très important dans la vie sociale du Plateau disparaissent graduellement et l’état du stock immobilier s’en ressent. Le cycle de la dégradation, puis des incendies, s’enclenche. C’est une période marquée par le délitement des solidarités locales et paroissiales qui entraîne une anomie sociale pour le Plateau. L’identité devient plus floue. Il y a une perte de repères historiques pendant cette période. La population diminue de façon importante, de 30 à 40% entre les années 1960 et 1980, selon les estimations.

5) Le 5e moment est marqué par les romanciers qui viennent à la rescousse…

L’identité du Plateau connaît alors une redéfinition. Dès les années 1950, avec la publication du premier roman de Mordecai Richler (Son of a Smaller Hero, 1955, traduit plus tard sous le titre Mon père, ce héros), on commence à se raconter des histoires du Plateau. Ce qui peut être appelé la période des souvenirs de jeunesse, structure un nouvel imaginaire historique du Plateau. Vers la fin des années 1970, la Chronique du Plateau de Michel Tremblay, développe sa galerie de personnages attachants, qui forme une dimension importante de l’identité du Plateau et dans laquelle beaucoup de Montréalais se reconnaissent.

Puis, dans les années 1980, surgit une nouvelle fournée de romans plus branchés sur l’imaginaire des milieux de vie nouveaux du quartier, avec notamment les personnages créés par Yves Beauchemin (Le Matou, 1981) et ceux de Francine Noël (Maryse, 1983, Myriam première, 1987), ces derniers – étudiants ou professeurs -témoignant de l’essor des études universitaires et de leur impact sur le quartier. La création de l’UQAM et des Cégep, à partir de la fin des années 1960, sous-tend ces nouvelles réalités. Il y a création d’un récit rassembleur et souvent volontiers généalogique, mais qui est centré sur les parcours individuels et familiaux et qui raconte une histoire à plusieurs voix. C’est aussi la création d’un imaginaire foisonnant qui joue un rôle dans la construction de l’identité.

6) Le dernier moment est celui de l’essor du Plateau et l’avènement de la branchitude…

La véritable explosion que connaît le Plateau depuis une trentaine d’années est remarquable. La croissance depuis les années 1980 a été phénoménale et a entraîné un brassage de population. La mixité sociale revient, créant cependant de nouvelles inquiétudes. Le phénomène de gentrification amène de nouveaux résidants, mais comme partout, il s’accompagne d’un délogement des anciens habitants qui ne trouvent plus à se loger. Toutefois, la structuration sociale du Plateau semble connaître un certain équilibre. Par ailleurs, il y a un profond changement : les habitants ne se voient plus comme des paroissiens, mais comme des citoyens et la politique urbaine permet une certaine marge de manœuvre. De plus, la présence d’un certain idéal de vie urbaine, une nouvelle volonté de vivre en ville, voire une nouvelle manière de vivre en ville et de vivre la ville, signale un changement de perspective. La représentation sociale de l’espace change également et la montée de la patrimonialisation entraîne une recherche et une revalorisation (avec un risque de survalorisation parfois?) des marqueurs identitaires historiques ainsi qu’une mise en valeur des éléments du cadre bâti.

Enfin, un mot sur le territoire et ses composantes. Du petit Plateau au grand Plateau ? De nombreux observateurs ont noté les différences de perceptions des habitants du Plateau. Partie centrale ou les marges ? Statut des composantes ? Le Mile End ? Les annexes et autres «adjacents», issus de l’imagination des agents immobiliers… Sur ce plan, les limites administratives n’ont pas toujours recoupé les territoires perçus somme domestiques. La liste des découpages administratifs est éloquente. Un historien (Pierre-Yves Saulnier, 1994) a proposé d’utiliser le vieux concept de «marches» pour qualifier les frontières des quartiers [région-frontalière/ espace tampon]. Je trouve que c’est heureux et rend compte du caractère imbriqué des frontières de territoires vécus et perçus.

Conclusion

L’identité est un phénomène inscrit dans la contemporanéité ; il est l’œuvre en grande partie des riverains du temps et de l’espace… L’identité demeure une construction basée sur les acquis historiques, tel que perçus, idéalisés et avalisés… Mais les identités ne sont pas immortelles ; elles peuvent bien ne durer que l’espace d’une ou deux générations. Après, il faudra reconstruire. Nous sommes actuellement dans une période où sévit le «branding», qui cherche à fabriquer des signatures territoriales dans la ville pour en mettre en valeur, en fait en survaleur, une partie. Toutefois, au-delà de ce risque, l’essor de la patrimonialisation laissera des traces qui serviront d’ancrage à l’identité.