Le Mile End et les incendies criminels – le sinistre du 6 mai 1977


Les incendies, souvent d’origine criminelle, ont ravagé les quartiers centraux montréalais, surtout pendant les décennies 1960 et 1970. Ils furent particulièrement nombreux au Mile End. Ainsi, c’est un incendie criminel qui a détruit la Maison Rienzi-Athel-Mainwaring – témoin des rêves de grandeur de l’avenue du Parc – entrainant la mort de huit personnes le 8 avril 1973. Quatre années plus tard, un autre sinistre a dévasté un quadrilatère complet du quartier.

Une magnifique journée de printemps – ensoleillée et avec un maximum de 24 degrés – s’achève dans le Mile End en ce vendredi 6 mai 1977. Il est un peu plus de 17 h 30 et l’heure du souper est sur le point de commencer. Mais bientôt les cris de « Au feu ! », « Fire ! » couvrent ceux des jeux des enfants. Une épaisse fumée s’échappe de hangars situés dans les ruelles. En l’espace de quelques minutes à peine, attisées par des vents violents, les flammes vont se propager dans les duplex et triplex adjacents et sauter d’un toit à l’autre. Tout le quadrilatère compris entre le boulevard Saint-Laurent, la rue Saint-Urbain, et les avenues Fairmount et Laurier est affecté. Une alerte générale est déclenchée : plus de 200 pompiers combattent le sinistre pendant de longues heures. Les journaux écrivent que c’est le pire incendie à Montréal depuis le tristement célèbre « week-end rouge » de la fin octobre 1974, lorsque les pompiers étaient en grève.

L’incendie, vu du côté est du boulevard Saint-Laurent. Photo : Jacques Bourdon, Archives du Journal de Montréal.

Une foule nombreuse s’est assemblée.

Le bilan est sévère. La conflagration n’a pas fait de blessé grave, mais une cinquantaine de familles, environ 150 personnes, se retrouvent à la rue. 16 immeubles commerciaux et résidentiels sont détruits ou lourdement endommagés. Pour les sinistrés, la perte est souvent totale, car la plupart sont bénéficiaires de l’aide sociale ou immigrants récents. Joseph Kolody, un immigrant ukrainien, a ainsi perdu son gagne-pain : son logement est épargné, mais le hangar qui lui servait d’atelier et où il effectuait de menus travaux a disparu.

La plupart du temps dépourvus d’assurances, les locataires s’empressent de vider leurs logements pour sauver leurs meubles des flammes et de la fumée, mais ils doivent alors faire face à des rues inondées. Photos : Jacques Bourdon, Archives du Journal de Montréal.

De plus, la plupart des locataires ne sont pas assurés, car, même s’ils avaient les moyens de payer les primes, les compagnies refusent souvent de les assurer, en raison, justement, du trop grand nombre d’incendies dans le secteur. On soupçonne rapidement d’ailleurs que l’incendie est d’origine criminelle. En effet, dans les minutes qui ont suivi son déclenchement, certains disent que le feu a commencé dans un hangar situé dans la ruelle entre les rues Clark et Saint-Urbain. D’autres affirment plutôt que c’est dans le hangar d’une ruelle plus à l’est, entre Clark et Saint-Laurent. Or, il s’avère, selon le chef du Service des incendies, René Plaisance, que l’opération avait été minutieusement planifiée : six foyers d’incendie, tous situés à l’intérieur du rez-de-chaussée des hangars, ont été recensés et les feux se sont déclenchés à cinq minutes d’intervalle. Il ajoute n’avoir rien vu de tel en 29 années de carrière.

L’enquête confirmera l’origine criminelle des incendies. Cependant, le ou les coupables ne seront jamais retracés. Il faut dire que la police en a alors plein les bras : les journaux titrent que Montréal fait face à la « plus sérieuse vague d’incendies criminels depuis dix ans ». Selon le directeur du Service de prévention des incendies, douze des vingt incendies survenus pendant le mois de mai 1977 ont été délibérément allumés. Le phénomène ravage les quartiers centraux montréalais, alors qualifiés de « zones grises défavorisées », depuis plusieurs années déjà. Si certains de ces feux sont le fait de jeux d’enfants désœuvrés ou de pyromanes, bon nombre d’entre eux sont frauduleux. Pour de nombreux propriétaires et spéculateurs, plutôt que d’investir dans la rénovation de logements délabrés, il est tentant de recourir à cette tactique : non seulement pour percevoir l’indemnité des assurances, mais parce qu’un terrain vacant est souvent considéré comme ayant plus de valeur. Parfois pour y aménager un stationnement ou, de plus en plus à partir des années 1980, pour y construire en neuf.

Le secteur dévasté au lendemain de l’incendie. Photos : Jacques Bourdon, archives du Journal de Montréal.

La Ville de Montréal n’est pas restée sans réagir face à ce fléau. Une subvention de 500 $ existe déjà en 1977 pour démolir les hangars. Elle est portée à 1000 $ en août 1979, mais peu de propriétaires s’en prévalent. Le 5 mai 1980, forte d’un financement de quatre millions de dollars provenant pour moitié du gouvernement du Québec, Montréal lance, à grands renforts de publicité, l’« Opération Tournesol » : la subvention est augmentée à 3 000 $. On vise ainsi la démolition des hangars qui peuplent les ruelles des quartiers centraux montréalais. Parallèlement, des résidants s’organisent : en 1981, le Comité logement Saint-Louis met sur pied un « Comité des citoyens du Mile End contre les feux ». Car le quartier commence à changer. Selon le comité, « l’incendie, c’est payant » : des hommes d’affaires peu scrupuleux lancent des projets de condominiums luxueux sur les sites ravagés par les feux. Il revendique donc l’expropriation par Montréal des terrains vacants et des immeubles abandonnés pour y aménager des logements sociaux destinés aux plus démunis.

Le phénomène des incendies criminels a cependant atteint son sommet vers la fin des années 1970 et au début des années 1980 : il décline rapidement par la suite. Non seulement à cause de la démolition des hangars, mais aussi parce que de plus en plus de personnes redécouvrent les quartiers centraux montréalais pendant la même période : rénover plutôt que démolir s’impose comme alternative. La transformation des logements locatifs en copropriétés devient également de plus en plus populaire pendant la décennie 1980. Le Mile End entre ainsi dans une nouvelle phase de son existence.

Au même titre que le triplex, le hangar est une construction typique des quartiers résidentiels montréalais bâtis entre 1890 et 1930. Il servait d’abord à entreposer le charbon, principal combustible utilisé alors pour le chauffage résidentiel. Une poulie et un crochet permettaient de hisser les sacs de charbon aux étages supérieurs. En raison du peu d’espaces de rangement disponibles dans les logements, le hangar était également utilisé comme débarras. Structure de bois recouverte de tôle, il comprend un escalier qui donne accès à la ruelle. C’est le territoire où jouent les enfants, mais aussi l’endroit où l’on descend les déchets et où se fait le petit commerce des colporteurs en tous genres. Blâmés pour leur vétusté et leur insalubrité, en plus d’être des foyers d’incendie, la Ville de Montréal entreprend leur éradication pendant les années 1980. En 1989, elle estime que plus de  35 000 hangars ont été démolis.

Sources consultées :

  • Gérald Robitaille, « L’incendie a nécessité huit alertes, 50 familles sur le pavé », Montréal-Matin, 7 mai 1977.
  • Yvon Laberge, « Conflagration dans le Mile-End. 40 familles à la rue », La Presse, 7 mai 1977.
  • Trevor Rowe, « 50 families homeless. Fire destroys 16 buildings », Montreal Star, 7 mai 1977.
  • Richard Groulx, « Une main criminelle jette 60 familles sur le pavé », Le Journal de Montréal, 7 mai 1977.
  • Marc Doré, « L’incendie de la rue Saint-Urbain. Plusieurs des familles ont tout perdu », La Presse, 10 mai 1977.
  • Michel Roesler, « Des vrais nids à feu. Certains quartiers de Montréal rebutent en entier les assureurs », La Presse, 2 juin 1977.
  • André Chénier, « L’Opération Tournesol est lancée. Montréal sonne le glas de ses vieux hangars », La Presse, 6 mai 1980.
  • Jean-Paul Soulié, « Le Comité des citoyens s’interroge. Plus de 300 incendies dans le Mile-End depuis 1965 », La Presse, 25 novembre 1981.
  • André Tardif, « Les incendies bouleversent les conditions de vie des citoyens du quartier Saint-Louis », Le Devoir, 26 novembre 1981.
  • Victor Malarek, «Fear of fire haunts the tenements of Mile-End », The Globe & Mail, 27 novembre 1981.
  • Mario Robert, « Brève histoire des ruelles de Montréal », Chronique Montréalité no 14, Archives de la Ville de Montréal, 6 octobre 2014.

Recherche et rédaction : Yves Desjardins
Révision : Justin Bur