Entrepôt Van Horne


Entrepôt Van Horne, 2016 [Justin Bur]

Entrepôt Van Horne, 2016 [Justin Bur]

L’entrepôt situé au 1 avenue Van Horne et construit en 1924 est, avec l’église St. Michael, l’un des symboles visuels les plus identifiés au Mile End. Il le doit à sa forme irrégulière et au fait qu’il possède l’un des derniers châteaux d’eau industriels de Montréal. Bâtiment repère incontournable dans l’espace montréalais et témoin de l’époque industrielle du quartier, il a inspiré plusieurs artistes.


Wilfrid Duquette est un marchand de farine et de grains. D’abord situé rue Saint-Laurent, entre les rues Duluth et Napoléon, il déménage en 1903 à Ville Saint-Louis et ajoute le bois et le charbon à ses produits. Son nouveau terrain se trouve du côté ouest de Saint-Laurent, entre l’avenue Van Horne et la voie ferrée du Canadien Pacifique, à proximité de la gare du Mile End.

En 1906 et 1908, Napoléon Turcot, dernier maire de Saint-Louis, fait une promesse électorale de faire passer le boulevard Saint-Laurent sous la voie ferrée en passage inférieur pour faciliter les communications avec la partie nord de sa ville, encore peu développée. Histoire de créer un fait accompli, le conseil municipal de Saint-Louis veut procéder avant que son annexion par la ville de Montréal n’entre en vigueur, le 1er janvier 1910. Dans un de ses tout derniers gestes, à sa séance du 14 décembre 1909, il accorde le contrat au plus bas soumissionnaire, pour la somme de 80 000 $. La décision d’accorder le contrat n’a pas été sans provoquer de vifs débats : cette soumission est moins élevée de 14 000 $ que la suivante et l’ingénieur municipal Joseph-Émile Vanier est convaincu que les travaux ne pourront être réalisés à un coût aussi bas. Or, le plus bas soumissionnaire est justement Wilfrid Duquette, dont le magasin-entrepôt se trouve précisément en face de l’endroit où le tunnel sera construit ! Le conseil, sous les instances du maire Turcot, choisit quand même Duquette mais en exigeant le versement d’une caution de 15 000 $ pour garantir le début des travaux dans les 48 heures. Ceux-ci doivent être complétés le 1er septembre 1910.

Le passage de la rue Saint-Laurent est ouvert à la circulation. Montreal Star, 8 novembre 1911 [BAnQ]

Le passage de la rue Saint-Laurent est ouvert à la circulation. Montreal Star, 8 novembre 1911 [BAnQ]

Le tunnel n’est finalement ouvert à la circulation qu’un an plus tard, le 7 novembre 1911. Entretemps, Wilfrid Duquette a tenté de profiter du tunnel non seulement comme l’entrepreneur responsable des travaux, mais aussi en mettant en vente pour 50 000 $ son bâtiment et le terrain environnant. La publicité du courtier prédit qu’avec l’ouverture prochaine du tunnel et la proximité de la gare, le tout vaudra un million de dollars dans cinq ans ! Duquette n’a probablement pas trouvé preneur puisqu’un article du Montreal Star publié lors de l’ouverture du tunnel nous apprend qu’il poursuit la Ville de Montréal, sous prétexte que le tunnel qu’il a lui-même construit obstrue l’entrée de son commerce, boulevard Saint-Laurent. (L’affaire sera enfin réglée en 1917, selon le Canada du 26 janvier.)

C’est en 1924 que le site trouve sa vocation actuelle lorsqu’un imposant bâtiment de 7 étages en brique et en béton prend forme à la place du magasin. Construit par les entrepreneurs Duquette (lui-même) et Patenaude, le bâtiment épouse la forme du terrain coincé entre le boulevard Saint-Laurent, l’avenue Van Horne et les rails du chemin de fer du CP. Les ouvertures des fenêtres sont minimales, ce qui rend les façades presque aveugles, rythmées toutefois par la structure apparente en béton. L’édifice a été conçu comme entrepôt, ce qui est toujours sa principale fonction. L’entrepôt de Duquette, comme l’entrepôt frigorifique du Port de Montréal (1922) et bien d’autres, sert au transbordement de marchandises entre deux réseaux de transport – ici le chemin de fer transcontinental et le réseau des rues de la ville. Ses trois monte-charge facilitent la manutention. Les murs épais protègent les marchandises des extrêmes de température tandis qu’un système sophistiqué de gicleurs à sec diminue le risque d’incendie.

La première compagnie à occuper les lieux est la St. Lawrence Warehousing Company administrée par Wilfrid Duquette. L’édifice est resté la propriété de la famille Duquette jusqu’en 1962, lorsque la Van Horne Warehouse inc. gérée par Benaby Realties occupe les lieux. Cependant, l’adoption du conteneur pour le transport de marchandises rend l’entrepôt désuet, car inadapté à cette nouvelle technologie. En 1985, l’entreprise Brosses Viking de John Bastian se porte acquéreur de l’entrepôt. Bastian vend la compagnie de brosses peu après mais reste propriétaire de l’édifice jusqu’en 2007, lorsqu’il le vend à une compagnie de gestion immobilière. Quelques entreprises sont locataires des lieux au fil des ans; mentionnons la présence de Docu-Dépôt depuis les années 1990 et de Docudata depuis le début des années 2000. Pour une deuxième fois, le changement technologique rend l’entrepôt désuet : l’entreposage de documents est désormais remplacé par la numérisation.

Bordé depuis 1994 par le Réseau Vert (piste cyclable et multifonctionnelle), ce bâtiment est un repère dans la ville tout en témoignant du passé industriel du Plateau Mont-Royal. Le château d’eau en métal, bien que hors service depuis 1992, est le dernier restant dans le quartier.

L’entrepôt est reconnu comme un témoin architectural significatif par l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal. En 2013, un projet de transformation en logements a suscité des inquiétudes, particulièrement de la part de l’organisme Héritage Montréal; le projet est rapidement abandonné. Après la revente de l’entrepôt en 2019, son nouveau propriétaire présente en 2022 un projet de transformation audacieux qui verrait l’édifice patrimonial converti en hôtel et espaces à bureaux, avec des commerces au niveau du sol et une terrasse sur le toit accessible au public. Un nouveau débat sur la pertinence et l’acceptabilité du projet est dès lors engagé.

Note supplémentaire : On peut apercevoir l’entrepôt Van Horne dans le film L’extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet (2015), de Jean-Pierre Jeunet.


Recherche et rédaction, 2016 : Valérie Wagner, Laboratoire d’histoire et de patrimoine de Montréal, UQAM
Recherche supplémentaire, 2017 : Yves Desjardins – Révision : Justin Bur et Christine Richard
Révision, 2023 : Yves Desjardins et Justin Bur, avec des ajouts provenant de la Caractérisation patrimoniale (Brodeur consultants)

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