La construction du Rialto est le témoin d’une lutte de territoire entre les deux principaux groupes de cinémas de quartier de Montréal. Le numéro un, la United Amusement dirigée par George Ganetakos, a acquis en 1921 un terrain du côté ouest de l’avenue du Parc près de Bernard pour construire un cinéma. Cependant, son projet a pris du retard. Entre-temps, le numéro deux, la famille Lawand, a acquis le terrain en face et a commencé la construction du Rialto. United n’a pas apprécié cette incursion dans un territoire qu’il considérait le sien (étant déjà exploitant du Regent et du Belmont, et sur le point d’acquérir le Mount Royal) ; la compagnie a exigé et obtenu la cession du Rialto par les Lawand, en échange d’un accord de non concurrence dans leur territoire principal, Hochelaga-Maisonneuve.
Ouvert par United le 27 décembre 1924, presque quatre ans avant l’arrivée du cinéma parlant à Montréal, le Rialto a été conçu pour le cinéma muet accompagné du pianiste maison, et pour les autres formes de divertissement qui composaient alors un programme. La soirée d’ouverture mettait en scène non seulement le pianiste attitré, Eugene Maynard, mais aussi cinq autres musiciens de cinéma, dont Willie Eckstein. Celui-ci, dont la renommée attirait des mélomanes de partout en Amérique pour écouter son talent prodigieux, était le pianiste régulier du Strand, rue Sainte-Catherine.
Pendant presque quarante ans, le Rialto a servi de cinéma de quartier pour les programmes doubles d’Hollywood, affichés depuis la fin des années 1940 sur la marquise lumineuse encore en place aujourd’hui. Avec l’abandon des cinémas de quartier, le Rialto devient un cinéma grec (1967).
Le promoteur Elias Kalogeras l’achète en 1983. Il est de ceux qui veulent faire de l’avenue du Parc une « destination », dans le but de réanimer cette artère en déclin depuis les années 1970. Kalogeras projette donc de démolir l’intérieur du Rialto en 1987 pour y insérer un centre commercial haut de gamme, L’atrium du Parc. Les mouvements de préservation du patrimoine, comme Sauvons Montréal, se mobilisent pour sauver l’édifice. Montréal accepte de le citer comme immeuble patrimonial suivi du gouvernement du Québec qui le classe, mettant ainsi fin au projet. Le Comité des citoyens du Mile End fait alors pression, conjointement avec le YMCA, pour que le cinéma protégé soit transformé en centre communautaire interculturel.
Entre-temps, le théâtre est utilisé comme cinéma de répertoire et salle de concert (1988–93), tandis que les salles de fêtes sont louées à la compagnie de danse contemporaine La La La Human Steps pour ses ateliers. En 1999, les sièges du parterre du théâtre sont enlevés, le plancher nivelé et la scène agrandie. Une demande d’autorisation d’y tenir une boite de nuit nommé «Rex Club» soulève un nouveau tollé dans le quartier; elle est néanmoins accordée début 2001, mais le permis d’alcool est refusé. Quand enfin le permis d’alcool est octroyé, le Rex Club ne survit que 18 mois. Ensuite, le restaurant Rialto Paradiso ouvre brièvement (2005–07), en attendant une fonction viable à long terme.
L’immeuble est enfin vendu en 2010. Le nouveau propriétaire Ezio Carosielli répare le toit et installe l’infrastructure technique (son, éclairage) nécessaire pour présenter des spectacles. Il entreprend ensuite une restauration profonde et sensible de l’édifice pour retrouver l’éclat de la façade de Gariépy, des décors de Briffa, et des verrières, dont une était cachée depuis des décennies derrière un faux plafond. En même temps les salles multifonctionnelles servent à une variété de programmes de musique, de théâtre, ou de cirque, ainsi que des mariages, conférences, et réunions communautaires. Le Rialto aujourd’hui fait le bonheur de tous : la communauté, les défenseurs du patrimoine, et son propriétaire.
Superb New Rialto Theatre Fills Long Felt Want In North End District (The Standard, Montréal, 27 décembre 1924)
[Recherche et rédaction : Justin Bur avec Yves Desjardins]