Eugene F. Phillips Electrical Works


Le bâtiment situé le long de de la voie ferrée, entre les avenues de Gaspé et Henri-Julien, est l’un des premiers construits du côté nord lorsque ce secteur commence à s’industrialiser au début du XXe siècle. Il a été érigé en 1904-1905 pour la compagnie américaine Eugene F. Phillips Electrical Works. L’entreprise, qui fabrique des câbles et des fils électriques, s’installe juste à côté d’un important client : la Compagnie de tramways de Montréal. L’immeuble a la particularité d’être aujourd’hui un lieu où cohabitent des activités industrielles, des ateliers d’artistes et des entreprises artisanales. C’est également le site d’un original musée de la serrure.

Phillips Electrical Works, 1925. Carte postale, Pointe-à-Callière, Cité d’archéologie et d’histoire de Montréal, collection Christian Paquin, 2013.30.15.214.

Au début du XXe siècle, plusieurs municipalités de la banlieue montréalaise rivalisent entre elles pour attirer les entreprises. Les élus locaux, qui sont souvent marchands et propriétaires fonciers, espèrent ainsi augmenter la valeur de leurs terrains, d’autant plus que les ouvriers vivent habituellement à proximité de leur lieu de travail : l’ouverture d’une nouvelle usine s’accompagne souvent de publicités annonçant la vente de « lots à bâtir » dans les environs, destinés aux duplex et aux triplex qui hébergeront les travailleurs et leurs familles.

C’est le cas à Ville Saint-Louis, où les autorités municipales multiplient les démarches pour développer un quartier industriel à proximité de la voie ferrée. On offre aux entrepreneurs des congés de taxes et des bonis, en retour d’une préférence d’embauche pour les résidents locaux. Après un premier accord, conclu en mai 1903 avec John W. Peck, un manufacturier de vêtements, la ville s’entend l’automne suivant avec la compagnie américaine Eugene F. Phillips Electrical Works, dont l’usine montréalaise, ouverte en 1889, est alors située sur les bords du canal de Lachine. Le journal La Presse titre : « Un ‟Bonanza” pour Saint-Louis. » L’article souligne que si l’entreprise n’a pu, contrairement à Peck, obtenir de boni, elle obtient en retour un congé de taxes de 30 ans. Le quotidien ajoute que la Phillips emploiera une centaine d’hommes bien payés, « la plupart des experts dans la confection des fils électriques en cuivre[1]. »

Au mois de février 1904, la Phillips achète de Toussaint Préfontaine, un marchand de bois de Sainte-Cunégonde, des terrains[2] situés à proximité de la gare du Mile End. Mais, à la différence de ceux de Peck, qui s’installe au coin du boulevard Saint-Laurent et de la rue Saint-Viateur, ces terrains se trouvent du côté nord de la voie ferrée : ils sont marécageux, dominés par les excavations des anciennes carrières de pierre, et dépourvus d’infrastructures. Au « Parc Mile End » – le nom donné à un projet immobilier situé lui aussi au-delà de la voie ferrée – les résidants réclament depuis déjà un bon moment un réseau d’eau potable et d’égouts, et devront attendre encore plusieurs années avant que ces travaux ne soient complétés. De plus, l’ingénieur municipal, Joseph-Émile Vanier, a déterminé que, dans le cas de la Phillips, le drainage des terrains implique la construction d’un « système de puits et de pompes pour élever les eaux », ainsi que des canalisations d’une longueur de 700 pieds passant sous la voie ferrée, afin de relier le tout au réseau d’égouts existant[4]. Le conseil accepte d’aller de l’avant, à la condition que ces travaux soient faits aux frais de la compagnie[5].

La Phillips quitte le canal de Lachine pour le Mile End parce qu’elle a besoin de s’agrandir. La demande pour l’électricité est alors en forte hausse : grâce à elle, les usines ne dépendent plus de l’énergie hydraulique et de la vapeur comme principale source d’énergie ; les compagnies peuvent organiser les espaces de production plus efficacement et ont plus de liberté dans la localisation des usines. L’urbanisation entraine aussi une demande accrue pour les fils électriques, autant pour l’éclairage des rues et des résidences que pour le transport en commun. Mais si l’entreprise accepte aussi d’assumer des coûts supplémentaires en s’installant à un tel endroit, on peut penser que ce n’est pas étranger au fait qu’elle va devenir la voisine d’un important client : la Montreal Street Railway (MSR ou Compagnie des chars urbains de Montréal). Son réseau, qui a commencé à s’électrifier en 1892, est alors en pleine expansion, notamment dans le nord de l’île de Montréal. Depuis 1899, une de ses remises de tramways est installée rue Saint-Denis, du côté nord de la voie ferrée. Après l’ouverture du tunnel de la rue Saint-Denis en juillet 1904, la MSR augmente la capacité du site[6], en voie de devenir un complexe d’ateliers et de remises doté d’un raccordement au système ferroviaire national.

La Phillips confie les plans de ses nouvelles installations à l’architecte Joseph Perrault. Celui-ci a déjà réalisé ceux de la John W. Peck, et il va concevoir plusieurs autres bâtiments industriels du Mile End, tels Piano Craig et Campbell Manufacturing. Mais à la différence de ces immeubles, construits en hauteur, l’usine de la Phillips épouse une architecture horizontale inspirée de celle des filatures. Le fondateur de l’entreprise, Eugene F. Phillips (1843-1905), a joué un rôle pionnier dans le développement de la technologie des câbles électriques. Originaire du Rhode-Island, il s’était inspiré des techniques l’industrie textile, alors fort importante dans cet état : les deux industries ont en commun la nécessité de tisser et d’étirer de longs fils[7]. Le succès est au rendez-vous et sa compagnie prend rapidement de l’expansion.

Le bâtiment a été construit en trois temps : d’abord, l’aile qui longe la rue Marmier, le long du viaduc, en 1904-1905 ; ensuite, celle qui fait face à la voie ferrée aux environs de 1910 ; finalement, la section la plus récente, côté est, construite en 1939, correspond à la fonderie actuelle.

Phillips ferme son établissement montréalais en 1968. Elle déménage sa production à Brockville, en Ontario, où elle possède une usine plus moderne. L’année suivante, Capitol Industries, une entreprise montréalaise qui fabrique des cadenas, des serrures et des objets moulés en zinc, s’installe avenue De Gaspé. Des changements de nom survenus au fil des ans représentent seulement des restructurations corporatives. La compagnie, redevenue indépendante en 2007, y est toujours en activité. L’édifice abrite d’ailleurs le musée de la serrure Aaron M Fish, du nom du fondateur de Capitol.

Au cours des années 2010, les étages supérieurs ont été rénovés et convertis en espaces loués à des ateliers d’artistes et à des entreprises artisanales : un exemple remarquable de cohabitation entre les activités industrielles traditionnelles et les nouvelles vocations contemporaines de ce secteur.

Recherche : Marjolaine Poirier, Laboratoire d’histoire et de patrimoine de Montréal (UQAM); Justin Bur, Mémoire du Mile End
Rédaction : Yves Desjardins
Révision : Justin Bur


[1] « Un ‟Bonanza” pour St. Louis », La Presse, 1er décembre 1903, p. 3. Peck avait obtenu un boni de 20 000 $ et un congé de taxes de 20 ans.

[2] Celui-ci les avait acquis quatre ans plus tôt de Louis Beaubien, le grand propriétaire foncier de la partie est du Mile End.

[3] La première des nombreuses pétitions recensées des résidents du Parc Mile End à cet effet est datée du 11 juillet 1898. Dans les faits, en raison notamment d’une dispute entre Ville Saint-Louis et la Montreal Water & Power, les résidents devront attendre jusqu’aux années 1910.

[4] Lettre de Joseph-Émile Vanier au conseil municipal de Ville Saint-Louis, 20 octobre 1903. Correspondance de l’ingénieur, Archives de la Ville de Montréal, Fonds de la Ville de Saint-Louis, P28,F3,D10.

[5] Résolutions du conseil de la Ville de Saint-Louis, assemblées privées, 13 juin et 11 août 1904. Ibid. P28,A2,D006.

[6] « New Car Sheds », The Gazette, 2 mars 1899, p. 2; « Un permis de 100 000 $ », La Presse, 14 octobre 1905, p. 22.

[7] Pour en savoir plus sur Eugene F. Phillips et sur les liens entre les industries électriques et textiles, voir : « PhillipsDale Historic District », Rhode Island Preservation and Heritage Commission, p.45-50 (En ligne : https://preservation.ri.gov/sites/g/files/xkgbur406/files/pdfs_zips_downloads/national_pdfs/east_providence/eapr_phillipsdale_hd.pdf ) et « Richmond Paper Works », National Register of Historic Places. (En ligne : https://npgallery.nps.gov/GetAsset/a375a200-1bd4-4b7a-ac8c-f16d75d397a3 ).