7161 rue Saint-Urbain
La fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle correspondent à une période de forte immigration juive à Montréal. Provenant surtout d’Europe de l’Est, la communauté se regroupe d’abord à proximité du port de Montréal, entre les rues Notre-Dame et Ontario, dans l’axe du boulevard Saint-Laurent. Elle remonte ensuite le boulevard vers le nord : les Juifs montréalais s’installent de plus en plus nombreux dans la partie ouest de l’actuel Plateau Mont-Royal, de la rue Sherbrooke jusqu’à l’avenue du Mont-Royal, et après la Première Guerre mondiale, jusqu’à l’avenue Van Horne. À tel point que ce secteur deviendra leur principal quartier résidentiel montréalais jusqu’aux années 1950. Mais déjà en 1910, certains groupes s’établissent à la frange urbaine au-delà de la voie ferrée, dans la partie nord du Mile End d’alors, ainsi qu’autour de l’avenue Papineau.
C’est ce que font les membres de la congrégation Poale Zedek (Les travailleurs de la justice) qui, de plus, construisent eux-mêmes leur synagogue, entre 1910 et 1920, rue Saint-Urbain, juste au sud de la rue Jean-Talon. La synagogue y est restée jusqu’à la fin des années 1980; l’édifice est depuis 1992 un temple vietnamien.
En 1910, la partie nord du Mile End[1], située de l’autre côté de la voie ferrée du Canadien Pacifique et qui correspond à l’actuelle Petite-Italie et le Mile-Ex, est encore très peu développée. Les terrains vagues sont nombreux et les services municipaux, comme l’eau courante, l’éclairage et les égouts, absents. En revanche, on peut s’y installer à peu de frais, d’autant plus qu’on peut acquérir un lot grâce à une promesse de vente, une forme d’accession à la propriété par tempérament qui n’exige qu’une minime mise de fonds initiale[2]. Les coûts sont encore moins élevés si, en plus, l’acheteur est disposé à bâtir lui-même son commerce ou sa résidence, ce qui se produisait fréquemment alors dans le nord du Mile End comme dans les quartiers voisins de Parc-Extension, Villeray et Rosemont, tous situés aux limites de l’urbanisation d’alors.
C’est le cas des membres de la congrégation Poale Zedek, qui s’implante au Mile End en 1910[3]. Elle est composée d’artisans et de petits commerçants qui proviennent pour la plupart de l’empire russe : ses administrateurs sont charpentier, peintre, entrepreneurs (« contractor »), marchand de ferraille et tailleur[4]. Avec leurs confrères, ils consacrent de longues heures de bénévolat pour construire eux-mêmes le bâtiment qui hébergera leur synagogue : par exemple, Benjamin Morris, président de la congrégation pendant les années 1950, raconte que c’est son père, un charpentier, qui érigea la charpente. Harry, le fils d’Isaac Korengberg, un administrateur de la première heure, se souvient pour sa part que son père et ses partenaires tiraient une grande fierté d’avoir accompli tout ce travail eux-mêmes[6]. Pour cette raison, Poale Zedek est surnommée « the Workingmen’s Shul », c’est-à-dire la synagogue des travailleurs. Cette auto-construction d’une synagogue est un phénomène rare : la plupart des autres synagogues sont plutôt établies dans l’arrière-boutique de commerces ou dans des duplex résidentiels convertis.
Par contre, il faudra y mettre du temps. Les membres de la congrégation louent d’abord les terrains à Nicola Venturo, un maçon d’origine italienne. Celui-ci a signé, le 24 septembre 1910, une promesse de vente avec la succession Stanley Bagg, dans le cadre d’un projet immobilier nommé « Parc Central ». Venturo transfère cette promesse aux administrateurs de Poale Zedek le 23 septembre 1912. Ces derniers n’ont cependant pas attendu avant d’entreprendre les travaux de construction du sous-sol. Il est terminé en 1911 et hébergera pendant plusieurs années encore les activités de la congrégation. La première école yiddish de Montréal utilisera également les lieux, mais elle y restera peu de temps, en raison, justement, de l’isolement du secteur. Le témoignage de l’un des fondateurs de l’école permet de constater le caractère multiethnique de ce quartier en émergence, où se côtoyaient des familles ouvrières canadiennes-françaises, irlandaises, italiennes et juives :
Je me rappelle la fête d’ouverture de l’école […] située dans le Mile End, et comment nous avions dû marcher à tâtons dans la noirceur, à travers des champs boueux et en enjambant les voies ferrées, avant de trouver cet endroit. De plus, je me souviens comment les Irlandais nous avaient écoutés parler entre nous avec étonnement, eux qui entendaient des mots yiddish pour la première fois[7].
La congrégation devient pleinement propriétaire des lieux le 6 novembre 1917, en échange d’un paiement final de 480 $. Les travaux de construction de l’édifice et l’aménagement de l’intérieur ne seront cependant pas complétés avant 1920-1922. Les aléas du bénévolat et la difficulté de réunir les fonds nécessaires expliquent probablement ces délais : ainsi, en 1913, la congrégation a dû céder sa promesse de vente à L. Villeneuve et Cie comme garantie de paiement des matériaux de construction. La quittance n’a été émise que le 5 novembre 1917, soit la veille de la signature de l’acte de vente.
Une fois terminée, la synagogue peut recevoir environ 350 personnes et est dotée d’un balcon circulaire destiné aux femmes. Le sous-sol héberge une école religieuse. Malgré la simplicité de sa composition, l’historien de l’architecture Barry L. Stiefel considère que c’est un immeuble remarquable, non seulement en raison du talent de ses artisans, mais parce qu’il constitue probablement le premier exemple d’un style architectural « canado-juif ». Il souligne la présence des deux grandes étoiles de David sur la façade, la répétition de ce motif dans le châssis des fenêtres et la richesse de la décoration intérieure, en raison de ses nombreuses boiseries[9].
Le 6 septembre 1988, un incendie endommage la synagogue[10]. Même si les dégâts sont surtout causés par l’eau et la fumée, car les flammes se sont limitées au sous-sol, l’immeuble est mis en vente peu de temps après. Car la fréquentation est aussi en forte baisse, en raison du départ de la communauté juive vers les banlieues de l’ouest de l’île de Montréal : il ne restait plus alors qu’une trentaine de membres. La congrégation Poale Zedek finira par fusionner avec Adath Israël, située à Hampstead, en 1992. Suite à une autre fusion, la congrégation s’appelle depuis 2008 Adath Israël Poale Zedek Anshei Ozeroff.
Mais d’abord, en 1989, l’année suivant l’incendie, des scènes du film Enemies, A Love Story, de Paul Mazursky. sont tournées à la synagogue. L’histoire, basée sur un roman d’Isaac Bashevis Singer, se déroule cependant à New-York : comme pour plusieurs autres productions hollywoodiennes, Montréal fait office de substitut. L’ancienne synagogue est finalement achetée en 1991 par une association religieuse vietnamienne, le Temple caodaïque de Montréal. Le caodaïsme est une religion vietnamienne fondée dans les années 1920, en continuité avec les traditions taoïste, bouddhiste et confucéenne, avec l’ajout de plusieurs éléments occidentaux, dans une volonté de constituer une foi universelle et synthétique[11]. Après des rénovations, le temple est inauguré en octobre 1992. En façade, les deux étoiles de David sont transformées en lozanges et la brique est peinte en jaune. À l’automne 2013, le revêtement de la façade est entièrement remplacé; il est désormais en brique beige sans peinture et aucune trace des étoiles de David ne subsiste.
Une autre congrégation juive montréalaise a construit son propre bâtiment pour héberger sa synagogue vers 1910, comme Poale Zedek. Il s’agit de Tifereth Jerusalem, également composée d’artisans et petits commerçants provenant surtout de l’empire russe. Ils se sont installés au début du XXe siècle dans le lotissement Rossland, aujourd’hui une partie de la Petite-Patrie, un secteur qu’ils ont nommé Papeniou parce que situé aux alentours de l’avenue Papineau et de la rue Beaubien. Leur synagogue, qui ouvre ses portes vers 1910-1911, est surnommée The Red Shul en raison du revêtement en briques rouges de la façade[12]. Mais contrairement à Poale Zedek, son bâtiment situé au 6627 rue Cartier a disparu. Un petit immeuble à appartements avec une façade de briques blanches occupe les lieux depuis 1966.
Recherche : Marjolaine Poirier, Laboratoire d’histoire et de patrimoine de Montréal
Rédaction : Yves Desjardins
Révision : Justin Bur et Michelle Comeau.
Nous remercions également l’historien Pierre Anctil pour ses observations à propos de la congrégation Poale Zedek, et Patrick Donovan pour son étude patrimoniale sur l’édifice.
Notes
[1] La frontière nord du Mile End, à l’époque de la Ville de Saint-Louis, se situait aux environs de l’actuelle rue Jean-Talon. Après l’annexion de cette banlieue par Montréal, en 1910, les immigrants italiens et juifs installés dans ce secteur au-delà de la voie ferrée continueront, pendant plusieurs années encore, à désigner leur quartier comme étant le Mile End.
[2] La promesse de vente est un contrat privé qui ne requiert pas l’intervention d’un notaire. L’acheteur n’obtient ses titres de propriété qu’après avoir acquitté au moins la moitié du prix de vente, et, s’il est en défaut de paiement, le vendeur peut reprendre possession du terrain sans compensation. Cette forme d’accession à la propriété a souvent été utilisée par les promoteurs des banlieues qui se développent au début du XXe siècle, afin d’attirer une clientèle à revenus modestes. L’historien Guy Gaudreau a documenté ce phénomène dans le quartier voisin de Villeray : « Le rôle méconnu des promesses de vente dans le processus d’urbanisation à Montréal : le cas du village de Villeray au tournant du XXe siècle », Urban History Review / Revue d’histoire urbaine, 48 (1), 2020, p.10–21.
[3] Selon l’archiviste du Congrès juif canadien, David Rome, la première mention de cette congrégation se retrouve dans le quotidien yiddish Keneder Adler du 14 août 1910.
[4] Ces informations sont tirées des différentes transactions concernant le terrain et le bâtiment conservées par le Registre foncier du Québec et dans le greffe du notaire Adolphe Labadie (BAnQ CN601,S896).
[5] Sheldon Levitt, Lynn Milstone, and Sidney T. Tenenbaum, Shuls: Synagogue Architecture, Toronto, 1977, p. 66-67 (déposé aux Archives juives de l’Ontario, Fonds 64 – The Shuls Project fonds). Cité dans Barry L. Stiefel, « Building a house of gathering on our own: Jews, synagogues, architecture, and the building trades in the modern anglophone world », Jewish Historical Studies, vol. 46, 2014, p. 131-153. L’article ajoute qu’on n’a aucune autre indication concernant le père de Benjamin Morris, pas même son prénom. Le recensement de 1921 mentionne cependant qu’un charpentier du nom d’Isaac Morris, arrivé de Russie en 1907, vit à proximité de la synagogue. L’un de ses fils se nomme Benny, diminutif de Benjamin. Un acte de 1913 mentionne aussi l’existence d’un autre charpentier, Louis Shapiro, parmi les administrateurs de la congrégation.
[6] Marian Scott, « ‟Working man’s synagogue” is up for sale; Immigrant laborers spent 12 years building St. Urbain St. temple », The Gazette, 10 décembre 1990, p. A5.
[7] Hershl Novak, La première école yiddish de Montréal, 1911-1914, traduction de Pierre Anctil, Septentrion, 2009, p. 70. Cette fête a eu lieu le 22 janvier 1911 dans une salle irlandaise nommée Shamrock, située à proximité de la synagogue, ce qui indique que le sous-sol n’était peut-être pas alors complètement terminé. L’école déménagera en 1913 au Prince-Arthur Hall, 57 rue Prince-Arthur Est, un des principaux lieux de réunion de la gauche montréalaise des années 1920-1940. Après une scission, elle donnera naissance à deux écoles socialistes juives établies sur le Plateau Mont-Royal, les Écoles juives populaires et Peretz.
[8] Sheldon Levitt, Lynn Milstone, and Sidney T. Tenenbaum, Treasures of a People: The Synagogues of Canada, Toronto, Lester & Orpen Dennys, 1985, p. 63. (Il s’agit du livre issu du Shuls Project, déjà cité.)
[9] Barry L. Stiefel, « Synagogue Architecture in Canada: A Summary History », Journal of the Society for the Study of Architecture in Canada / Le Journal de la Société pour l’étude de l’architecture au Canada, vol. 46, no 2, 2021, p. 97-98.
[10] « Synagogue fire not anti-Semitic act: Jewish Congress », The Gazette, 9 septembre 1988, p. A3.
[11] Patrick Donovan, Le temple caodaïque de Montréal : étude patrimoniale, 2004 (manuscrit non publié).
[12] Barry L. Stiefel, « Synagogue Architecture in Canada: A Summary History », p. 98. Voir aussi : Congregation Tifereth Beth David Jerusalem : Our History.