La voix de la ruelle


Nous poursuivons ici la publication de la version française des «Mile Endings», ces portraits du Mile End contemporain écrits entre 2008 et 2011 par Sarah Gilbertrésidente de longue date du quartier. Mémoire du Mile End tient à remercier chaleureusement Michel Tanguay qui en a fait bénévolement la traduction.

La voix de la ruelle, 1er juin 2009

Vers la fin d’une chaude journée, j’ouvre la porte de la cour, toute la ruelle semble en fleurs et j’entends la voix. La folle explosion d’un sifflement mélodique. Un puissant pffouiit-pffiouu, qu’on peut aussi bien associer à l’admiration qu’à la drague.

Photos : Sarah Gilbert

Photos : Sarah Gilbert

C’est mon voisin favori et le plus mystérieux, de l’autre côté de la ruelle : le perroquet.

À ce moment de l’année, ses appels s’envolent de sa fenêtre du troisième étage pour pénétrer nos vies.

Il a appris à imiter le beep-beep-beep d’un camion qui recule, et les grincements d’une poulie de corde à linge. Au commencement, je ne savais pas que ces bruits émanaient d’un psittacidé. Mais il ajoute une résonnance nasillarde à ses couinements et trompetteries… Il mélange les bruits de la ruelle avec des trilles et des sifflets, et les relance comme une toupie.

Ses criaillages fous font partie de mon été. Pourtant, le perroquet m’est toujours demeuré invisible, tapi derrière sa fenêtre du 3e étage.

C’est une démarche étrange d’aller se présenter à des voisins que vous côtoyez depuis une quinzaine d’années. « Bonjour, ça fait un bout de temps que je voulais venir vous saluer…»

Le fait est que, depuis que je suis devenue mère, je parle aux voisins comme je ne le faisais pas avant. Ça me semble naturel et peut-être même important. Notre fille ouvre la barrière, avance en vacillant dans les allées qui mènent aux portes des voisins, et aimerait bien franchir chacune d’elles. Chaque passant, connu ou inconnu, est une occasion de saluer de la main, et chaque porte est une invitation à l’exploration. Comme un perroquet, elle n’a pas le sens des frontières.

Elle est mon modèle et ma motivation alors que je franchis ma porte et contourne le pâté de maisons jusque devant le triplex où habite le perroquet. Quelques enfants s’affairent avec un planeur jouet sur le patio de pierre.

La mère d’un des garçons, une jolie femme aux cheveux lustrés qui s’appelle Bia, s’avère être la propriétaire du perroquet. Je lui dis que j’entends l’oiseau depuis des années. Elle croit que je suis venue pour me plaindre. « Il vous dérange? »

« C’est ce qui m’annonce que l’été est arrivé, dis-je. Je l’adore. »

Perroquet-1

Bia me dit que Max est un perroquet jaco, qu’on appelle aussi gris du Gabon.

Elle a reçu Max en cadeau de son mari Mario, il y a 17 ans, peu après son immigration depuis Porto au Portugal. Ils ont aujourd’hui deux fils, mais à cette époque, Bia restait seule à la maison pendant que Mario partait travailler. Elle parlait à peine français ou anglais et se sentait isolée.

« Mon mari travaille beaucoup, dit-elle. C’est probablement pourquoi il m’a offert l’oiseau, » ajoute-t-elle avec un sourire en coin.

« Max me tient compagnie. Si tu n’as personne à qui parler, tu parles à l’oiseau. Le matin, tu dis bonjour et l’oiseau te répond bonjour. »

Ça m’a pris 15 ans à me rendre jusqu’ici, alors maintenant que me voici dans la cour de Bia, je vais aller jusqu’au bout. Je lui demande si je peux rencontrer Max. Elle m’invite à monter l’escalier, me montre ses tablettes de figurines d’oiseaux, dans un appartement d’une propreté impeccable, où son fils adolescent écoute de la musique dans sa chambre.

« J’avais toujours cru que Max était un mâle — jusqu’à l’an dernier où elle a pondu quatre œufs! » me dit Bia, qui ajoute que si elle avait su, elle l’aurait fait accoupler. Les gris du Gabon sont très recherchés, et elle aurait pu vendre les petits 1500 $ chacun.

Elle ouvre la porte de sa salle de lavage, à l’arrière de l’appartement, où elle entrepose son escabeau, et qui est éclairée par une fenêtre donnant sur notre ruelle commune. La cage de l’oiseau est spacieuse.

Je suis surprise de constater que Max est plus petite que ce que j’avais imaginé. Son plumage d’un gris doux, aux pointes blanches, ressemble à des pétales, tandis que sa queue est d’un rouge brillant.

Perroquet-2

J’observe, sans trop savoir quoi faire, alors que je me retrouve face à face avec l’invisible — et quasiment mythique — créature de la ruelle.

L’oiseau gonfle ses plumes, inquiet de ma présence. « Elle a peur, explique Bia. Elle réagit comme ça face à quelqu’un qu’elle ne connaît pas. »

Max ne peut pas savoir que je suis une de ses fans. Elle penche la tête pour m’examiner d’un de ses yeux jaunes, puis de l’autre.

Puis elle me salue calmement : « Hola! »

Nouvelle surprise. Je ne savais pas que mon-voisin-perroquet pouvait parler. À ce qu’il semble, quand un interlocuteur est à sa portée, elle lui parle.

Je réponds : « Hola! Hola! Hola! », je suis une fan enthousiaste, invitée en coulisses.

« Elle parle portugais, comme moi, explique Bia. Elle imite les sifflements de Mario, le téléphone, tout ce qu’elle entend. »

Pendant que nous sommes dans la pièce, Max fait très peu de bruit. Pas de claxon de recul, de sifflement ou de piaillement. Elle nous regarde, fait un peu la conversation en portugais, et écoute.

« Elle produit beaucoup de squames, me dit Bia. Je dois nettoyer la cage tous les trois jours. Et je dois lui donner des douches. Et tailler les plumes de ses ailes. C’est fatigant, » me confie-t-elle… « Et ils peuvent vivre jusqu’à 95 ans! »

Max se tortille sur son perchoir, et nous regarde avec curiosité.

Quand Max sera une vieille perroquet, ma fille sera une vieille madame. Elles partagent tellement de choses. Ce matin encore, pendant que je changeais sa couche, elle a entendu un camion reculer, et s’est mise à l’imiter, à la Max : « Beep, beep, beep, beep! »

Enfant

Sans y croire vraiment, j’imagine leur voisinage dans un avenir lointain. Max aura alors assimilé de nouveaux sons dans son répertoire, mais continuera, de temps en temps, à claironner son strident beep, beep, beep, beep. Pour sa voisine au visage poupin, cela évoquera de magiques années d’enfance, dans l’espace social de la ruelle, au début d’un siècle nouveau.

Postface, octobre 2014

Malheureusement, la fille de Sarah et Max ne sont plus voisins. Le perroquet et ses propriétaires ont déménagé dans un autre quartier.