Le Champ des possibles est depuis mai 2013 un espace naturel protégé. Mais en septembre 2009, lorsque Sarah Gilbert a rédigé ce portrait, c’était encore largement le rêve d’une artiste, Emily Rose Michaud. Mémoire du Mile End tient à remercier Michel Tanguay pour la traduction.
(30 septembre 2009)
Au-delà de l’extrémité est de la rue Saint-Viateur et d’une déchirure dans la clôture de mailles, entre les tours de manufactures et les voies de chemin de fer, se trouve un terrain vague envahi par la mauvaise herbe et sillonné de sentiers de terre.
Ce terrain, relativement grand pour le Mile-End, a fait parler de lui récemment, en partie grâce à Emily Rose Michaud.
Si vous lui en parlez, elle vous dira qu’il n’a rien d’un terrain vague.
« C’est un espace sauvage, au beau milieu de la ville, » déclare-t-elle. Emily et les autres voisins qui fréquentent le secteur l’appellent le Jardin Roerich, la Prairie Maguire ou encore le Champ des possibles, The Field of Possibilities. Et malgré la contamination qu’y ont laissé des décennies d’utilisation comme cour de chemin de fer, ces proposants considèrent que le terrain possède son propre écosystème et constitue un habitat.
Autrefois propriété du CP, le lot #2334609 a été acheté par la ville en juin [2009] et l’on discute de projets pour sa mise en valeur.
Emily a 26 ans. Pendant que nous marchons, elle s’empare de mon stylo et gribouille des esquisses dans mon carnet pour me faire voir ce qu’elle envisage. Elle me dit que je l’ai attrapée dans une de ses matinées débordantes d’énergie, mais c’est difficile de l’imaginer amorphe!
Elle a d’abord été attirée dans ce grand espace ouvert quand elle était étudiante en arts et qu’elle prenait plaisir à s’y promener avec les propriétaires de chiens, les travailleurs des manufactures des avenues de Gaspé et Casgrain et les résidants du quartier transitant vers la rue St-Denis.
Deux ans plus tard, elle choisit d’y réaliser un projet dans le cadre d’un cours de sculpture, et sa relation avec les lieux s’est approfondie. « J’ai payé plusieurs centaines de dollars pour faire livrer 4 tonnes de compost. Je me disais que beaucoup d’artistes dépensent autant que ça pour de la toile et des couleurs, » explique-t-elle.
Elle a recruté une douzaine de bénévoles pour l’aider à étendre le compost, plus de la paille, des feuilles et du carton pour dessiner une forme qu’elle avait peinte en vaporisant de la couleur sur la neige en novembre.
Au printemps, du gazon nouveau, d’un vert brillant, a poussé là, dessinant la « bannière de la paix », ou symbole de Roerich, un motif utilisé pendant la Deuxième Guerre mondiale pour protéger des bombardements les bâtiments patrimoniaux.
Emily avait terminé son cours de sculpture, mais elle sentait qu’elle ne pouvait pas décrocher. Elle voulait entretenir la platebande symbolique et protéger la vie du champ. « C’est devenu une obsession, » dit-elle.
Elle a réuni le club de jardinage Sprout Out Loud (Poussez fort) et créé un blogue consacré au champ (http://pousses.blogspot.com), qu’elle appelait maintenant le jardin Roerich. Elle entreprit d’organiser le travail sur le site et la plantation de sauge et de hostas reçus en cadeau, en plus de monardes et de trèfle rouge achetés avec son propre argent.
Diane Boyer, une jardinière du Mile-End qui s’est jointe à Sprout Out Loud, dit qu’Emily lui a ouvert les yeux et l’a amenée à voir l’espace d’une manière toute nouvelle.
« Je traversais simplement le terrain vague pour me rendre quelque part, sans y penser à deux fois. Puis Emily s’est mise à en parler comme d’un champ avec sa propre biodiversité. J’y ai vu des lièvres, ce qui était plutôt inattendu, mais je ne me rendais pas compte de combien ça faisait contrepoids à tout le béton, à l’asphalte et aux bâtiments autour. C’est vraiment précieux. »
En plus des corvées de nettoyage et de plantation, Emily a programmé et coordonné des événements du dimanche dans le champ. Bronwyn Chester a prononcé une conférence sur les arbres du terrain, Lana Kim McGeary sur les herbes aromatiques sauvages et le botaniste Roger Latour sur ce qu’il appelle flora urbana.
« L’entretien du terrain demande beaucoup d’énergie, dit Diane. Et de fait, le symbole est immense. C’est un gros travail de paysagisme. Et en contexte de bénévolat, c’est toujours les mêmes qui font tout le travail. Emily est très forte physiquement. Je la regarde avec ses cheveux très longs, et je vois une sorte de déesse Xéna! » dit-elle en évoquant cette super-héroïne de la télévision affrontant les forces du mal dans la Grèce antique.
Emily, qui ne cache pas son inconfort quand on la compare à une déesse-princesse, a persévéré dans ses efforts pour lancer des ponts entre l’art et la science sur le site, alors que le Jardin Roerich/Prairie Maguire a gagné en importance. Le printemps dernier, Annie Cavanagh, qui préparait une maîtrise en sciences, a approché Emily en proposant une expérience de bioréhabilitation, ou de décontamination par des moyens biologiques. Dans ce but, Annie a planté 100 tiges de saule sur la circonférence extérieure du cercle de Roerich, où elles ont pris racine et poussé tout l’été.
Jusqu’en août, quand la ville les a fauchées, dans sa guerre contre l’herbe à poux.
« C’était très triste, » soupire Emily, qui a récemment rencontré les autorités municipales (dans le cadre du sous-comité environnement du Comité des citoyens du Mile-End) pour protester contre le fauchage du terrain sauvage. La ville a accepté de ne plus tondre le secteur pour l’instant, mais elle pourrait décontaminer le site par une opération de décapage à grande échelle, qu’Emily qualifier de « creuser-jeter ».
Il existe un projet de livre en ligne sur le jardin Roerich dont le site web est en cours d’élaboration (roerichproject.artefati.ca) tandis que plusieurs groupes de citoyens imaginent et proposent des idées pour l’avenir du champ.
Prise entre des réunions, la traduction des procès-verbaux, la rédaction de son blogue et l’organisation de divers événements, Emily cherche des moyens de subsister et de pratiquer son art. « Je me suis dit que j’allais mieux prendre soin de moi et de mes limites, » réfléchit-elle tout haut.
À la fête de la rue St-Viateur, Emily est assise sur le trottoir, à côté d’un carré de jute couvert de taches vertes de pousses d’agropyre et de trèfle rouge.
Quand la tonitruante troupe de tambourineurs termine sa performance, elle commence à chanter doucement et à découper la toile posée sur la chaussée. Progressivement, elle coud un vêtement vivant et vert, attirant l’attention des passants qui s’arrêtent pour observer ce qu’elle appelle son armure vivante.
Ces pousses vert tendre sont inattendues sur le gris de la rue. Quand Emily enfile la toile de jute et la coud autour d’elle-même, c’est encore plus surprenant. C’est une robe de verdure et elle devient un symbole incarné de fertilité. Ou la princesse guerrière du champ urbain.
Sarah Gilbert, 2009 – Traduction de Michel Tanguay, 2014
Postface, septembre 2014
Grâce au travail d’Emily, du comité des citoyens du Mile End et de plusieurs autres personnes, comme le naturaliste Roger Latour, le Champ des possibles est maintenant un espace naturel protégé. À la suite d’un accord avec l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal, signé le 22 mai 2013, il est géré par l’organisme «Les Amis du Champ des Possibles». Vous pouvez également consulter le blogue d’Emily : http://www.emilyrosemichaud.com/