Mission Mile End 1


Par Sarah Gilbert, traduction de Valérie Palacio-Quintin (première publication le 2 mai 2009).

Ça faisait des années que Luboslaw Hrywnak et moi étions voisins, mais nous ne le savions pas. Puis, à partir du jour où j’ai fait sa connaissance, je me suis mise à le croiser partout : sur l’avenue du Parc près de son appartement, sur Saint-Viateur ou devant la Mission communautaire Mile End, où nous nous sommes rencontrés. Vêtu d’un parka ou d’un coupe-vent bleu, selon la saison, il erre çà et là comme s’il était perdu dans ses pensées. Il arbore des lunettes à monture d’acier et une barbe blanche, tirant sur sa cigarette avec l’intensité d’un fumeur d’expérience.

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Je suis passée devant la Mission à l’angle des rues Bernard et Saint-Urbain des milliers de fois. Quand je me suis finalement décidée à entrer pour m’informer sur l’organisme, la directrice Roslyn Macgregor a demandé à Lubo de s’occuper de moi.

« Il y a d’autres endroits où l’on peut avoir un repas gratuit », me dit-il en buvant son café à la lueur des rayons de soleil qui pénètrent à travers les fenêtres bordées de plantes-araignées. « Mais ici, c’est différent : c’est plus petit, plus intime et plus chaleureux. Les gens se connaissent. Pendant des semaines, on peut s’asseoir à la même table, reconnaître les mêmes visages. On reçoit un accueil affable et personnel. » Comme dans un petit café du quartier, mais probablement de façon plus amicale.

Lubo s’assoit sur le bord de la pièce. Les gens passent en s’exclamant : « Bonjour Lou! Bonjour Lubo! » « Je connais tout le monde ici maintenant », dit-il. Cela fait près de 20 ans que Lubo vient à la Mission, depuis l’époque où c’était une soupe populaire servie dans le sous-sol de l’église anglicane de l’Ascension (aujourd’hui la bibliothèque du Mile End) sur l’avenue du Parc.

Il me raconte qu’il est tombé malade lorsqu’il était dans sa jeune vingtaine alors qu’il étudiait en littérature à Concordia. Il reçoit des prestations médicales; c’est la raison pour laquelle il ne peut pas travailler. « Je n’ai pas d’emploi rémunéré, mais j’aime les gens. Je viens ici, je socialise et je donne un coup de main. » Parfois, il transporte des sacs de dons ou il aide à faire la vaisselle.

Roslyn Macgregor est prêtre à l’église anglicane Saint-Cuthbert, Saint-Hilda et Saint-Luke. Elle dirige la Mission à temps partiel. Le regard vif et la tête blanche, elle s’assoit souvent à une table au milieu de la pièce pour discuter et régler les problèmes avec le personnel. À ses yeux, Lubo joue un rôle particulier à la Mission. « Pour moi, il est la preuve que ce que l’on fait a de la valeur, dit-elle. On est là pour les gens, pour leur offrir un foyer. »

À midi, un bénévole sort de la cuisine et demande si quelqu’un peut essuyer les tables. Des gens sortent les chaises du garde-robe et placent les couverts ainsi que les serviettes de table. Roslyn souhaite la bienvenue aux membres et incite la vingtaine de convives à saluer le travail des bénévoles.

Lubo se tient à sa gauche. C’est un rituel qu’ils pratiquent depuis des années. Lorsqu’elle a terminé, il récite le bénédicité. « Que Dieu bénisse la nourriture que nous allons prendre et qu’il nous donne la grâce de poursuivre notre chemin », récite-t-il d’abord en anglais, puis en français, puis en ukrainien, avant de conclure par « Amin ». Et Roslyn de répéter « Amin » en ukrainien. Au menu aujourd’hui, une salade de macaroni.

Avec ses boulangeries fines, ses restaurants hauts de gamme et ses boutiques d’articles pour bébés, le Mile End du XXIe siècle ne semble pas être un quartier où l’on a besoin d’une soupe populaire ou d’une banque alimentaire. Pourtant, à proximité des rues bordées de triplex et de petits jardins où les pancartes À vendre se transforment en Vendu dans le temps de le dire, on trouve des habitations à loyer modique. Sur Saint-Laurent et sur l’avenue du Parc, il n’est pas rare que des concierges lancent des matelas dans les ruelles pour signifier aux occupants qu’ils sont évincés.

Certains membres de l’organisme, comme Lubo, habitent dans ces immeubles; d’autres se logent dans les quelques appartements du coin pas encore rénovés, tandis que d’autres dorment sous le viaduc de Rosemont. « Si on a un problème d’argent ou avec notre propriétaire, notre prêtre peut nous aider, m’explique Lubo. Roslyn m’est venu en aide dans le passé », ajoute-t-il. Roslyn dirige l’organisme depuis 14 ans; elle a vu le Mile End devenir un quartier de plus en plus riche et branché.

Il y a beaucoup de discussions à l’échelle locale en ce moment sur le développement et l’embourgeoisement possible de la rue Saint-Viateur Est. Ce haut lieu de l’industrie de la guenille pourrait faire place à l’industrie du multimédia ainsi qu’à de nouvelles habitations. « Qu’adviendra-t-il des pauvres?, s’interroge Roslyn. Dans tout projet domiciliaire, il faut prévoir du logement social. »

Après le dîner, les gens fouillent dans le tas de vêtements à vendre. Blotti dans des chandails, le chat errant gris que l’organisme a adopté se réveille et se pousse.

« Je reçois environ 11 000 $ en prestations, m’explique Lubo. Ma survie est garantie, mais je pense quand même que ma situation pourrait s’améliorer. Le seuil de pauvreté est établi à 25 000 $ au Canada. Une fois dans ma vie j’ai demandé un dollar à un gars. Il a refusé. Je me suis dit : plus jamais. Quand je vois des gens manger tranquillement dans un restaurant chic, je ne leur en veux pas. Mais je pourrais. C’est déséquilibré. »

Lubo et moi avons les mêmes petits carnets de notes. Tout comme moi, il en a rempli un grand nombre. Il dit avoir écrit des centaines de pages de journal intime, sauf que lui, il écrit en ukrainien. Je lui demande de me lire une page. « Aujourd’hui, c’est Pâques et je lis des pages de la Bible… Je ressens souvent ma propre bonté… », me traduit-il à voix basse.

« J’écris tous les jours. Je ne travaille pas, mais j’ai le temps de m’épanouir comme être humain, de développer ma conscience, d’éprouver de la compassion. » Il ferme son carnet et le remet dans sa poche. « Si j’avais de l’argent, j’achèterais plus de tabac et de la meilleure nourriture plus souvent, et je vivrais dans un appartement en meilleur état. Je n’achèterais pas de maison; je louerais un appartement, un beau. J’aime mon appartement, mais la pauvreté ne possède aucun charme. »

Lubo jette un regard dans la pièce qui est ornée d’une jolie bannière de bienvenue accrochée à une corde à linge. « Je suis chanceux de pouvoir venir ici. Cet endroit ne peut pas accueillir tous les pauvres de la ville.»

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Mission communautaire Mile End. 99, rue Bernard Ouest, Montréal. L’organisme dirige une banque alimentaire le vendredi, sert trois dîners chauds par semaine et vend 1 $ l’unité des vêtements qui lui sont donnés. Les membres ont aussi accès à des ordinateurs branchés sur Internet, à un téléphone gratuit, à un groupe d’art communautaire, à des séances de yoga, à des cours de couture ainsi qu’à une clinique juridique. Pour de plus amples détails: http://www.mileendmission.org/accueil/


Commentaire sur “Mission Mile End

  • Taras Kocuk

    I was an old friend of Luboslav when we were young. I was like his older brother. Our fathers came from the same village, were close friends and even worked together for a long time.

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