Le bagel


263 rue Saint-Viateur Ouest / photo: James Forrester, 1975

Le bagel – un anneau de pain traditionnellement garni de graines de sésame ou de pavot – est devenu l’un des aliments emblématiques de Montréal, au même titre que le smoked meat et la poutine. Les bagels les plus célèbres se trouvent dans le quartier Mile End, avenue Fairmount et rue Saint-Viateur. Un parcours étonnant pour un pain modeste…

Qu’est-ce qui distingue le bagel de Montréal de tous les autres ? Il adhère strictement à la méthode classique : pâte roulée à la main, bouillie 2 minutes avant d’être trempée dans les graines de sésame ou de pavot et cuite dans un four à bois pendant 15-20 minutes. Le passage à l’eau bouillante est important : c’est ce qui donne la croûte ferme et la texture plutôt dense. Le bagel montréalais a aussi quelques particularités dans sa composition : on met du malt et des œufs dans la pâte, et on ajoute du miel dans le bain d’eau bouillante.

Le bagel est arrivé à Montréal avec les Juifs ashkénazes d’Europe de l’Est; il est aussi authentique et aussi ancien que son rival de New York. On ne sait pas qui à Montréal a vendu le premier ni quand, car ce n’était pas encore un article digne d’attention particulière. Deux familles ont prétendu plus tard au titre de premier fabricant Montréalais de bagels, celle d’Itzik (Isadore) Shlafman et celle de Chaim (Hyman) Seligman. Les deux ont façonné et vendu des bagels sur le boulevard Saint-Laurent pendant la première moitié du XXe siècle.

Isadore Shlafman déménage après la Seconde Guerre mondiale dans le Mile End; en 1951, il achète la maison du 74 avenue Fairmount Ouest qui est encore aujourd’hui l’emplacement de la boulangerie Fairmount Bagel. Entre-temps, Myer Lewkowicz, né en Pologne, survivant de l’Holocauste, arrive à Montréal en 1953 où il apprend à faire des bagels auprès de Hyman Seligman. En 1957, Lewkowicz forme un partenariat avec Seligman pour ouvrir « The Bagel Shop » au 263 rue Saint-Viateur Ouest. (Il en devient le seul propriétaire en 1960.)

Or, c’est l’époque où la communauté juive quitte le Mile End pour les nouveaux développements au nord-ouest de la montagne dans Snowdon et Côte-des-Neiges. Jacob (Jack) Shlafman, fils d’Isadore, suit le mouvement et ferme sa boulangerie de l’avenue Fairmount en 1959, en permettant à Lewkowicz d’adopter le nom « Fairmount Bagel ». Shlafman participera à la fondation de Van Horne Bagel (près de l’avenue Victoria, dans Côte-des-Neiges) avant de se réorienter vers le vêtement et le taxi.

Dans le Mile End, Lewkowicz devient alors le seul fournisseur de bagels, et le restera pendant 20 ans. Dans ce quartier devenu multiethnique, le bagel se laisse découvrir par les Montréalais de tous les horizons. Un jeune d’origine italienne, Giuseppe (Joe) Morena, est embauché en 1962 pour fabriquer des bagels la nuit. En 1974, il devient copropriétaire de l’entreprise; après le décès de Lewkowicz en 1994, Morena s’associe avec Marco Sblano. Ces deux familles sont encore propriétaires aujourd’hui.

La consécration arrive en 1969 lorsque l’auteur Don Bell écrit Saturday Night at the Bagel Factory, un conte humoristique mettant en scène des personnages hauts en couleur qui se rencontrent chaque samedi soir rue Saint-Viateur. Cette nouvelle est publiée dans Weekend, un magazine hebdomadaire distribué dans la grande édition du samedi de plusieurs quotidiens canadiens à fort tirage. En 1972, Don Bell publie un recueil de nouvelles sous le même titre; ce livre est récompensé l’année suivante du prix Stephen-Leacock pour l’humour. Par la suite, les journalistes américains, les célébrités et surtout les Montréalais ordinaires font la queue 24 heures par jour, 7 jours par semaine pour goûter aux bagels sur Saint-Viateur.

C’est bientôt l’occasion de la réouverture de la vieille boulangerie sur Fairmount. À l’été 1979, Irwin Shlafman, fils de Jack, découvre que le four à bagels existe toujours derrière un mur de la maison. Il convainc ses parents de racheter le bâtiment, et la famille recommence la production en octobre 1979. À leur demande, Myer Lewkowicz accepte de renommer son magasin (qui s’appelait encore Fairmount Bagel) « Saint-Viateur », évitant ainsi la confusion à la clientèle. Depuis ce temps, les deux rivaux se partagent la couronne du meilleur bagel à Montréal. Ce n’est certainement pas à nous de trancher !


Recherche et rédaction : Justin Bur

Dictionnaire historique du Plateau Mont-RoyalExtrait du Dictionnaire historique du Plateau Mont-Royal (Écosociété, 2017) avec l’aimable autorisation de l’éditeur