L’origine du nom Mile End


par Justin Bur

La question qui survient le plus souvent – je dirais même qu’elle est posée lors de chaque visite historique que j’anime – est celle de l’origine du nom «Mile End». Pourquoi est-ce que ce quartier se nomme ainsi? La question est simple et évidente. La réponse l’est beaucoup moins! C’est néanmoins une histoire fascinante.

«Mile End» est un nom anglais, bien sûr, voulant dire «au bout du mille», soit un lieu à un mille au-delà d’un autre, plus central. Le nom désigne depuis le Moyen Âge un village près de Londres. Avec l’expansion de la ville, ce village est devenu un quartier, desservi depuis 1902 par une station de métro. Le village médiéval, attesté dès 1288, était situé à un mille à l’est de la porte Aldgate de la cité fortifiée de Londres.

On peut affirmer avec un bon degré de certitude que notre Mile End a été inspiré par celui de Londres. Mais pourquoi? Et s’il s’agit du bout d’un mille, où se situent ses extrémités?

Le répertoire toponymique de la Ville de Montréal – que vous pouvez consulter sur le web – affirme que «le nom tire son origine d’un champ de course … Entre cette piste et la limite du Montréal d’alors, il y a exactement un mille». Cette affirmation se base sur une recherche menée dans les années 1940 par Conrad Archambault, alors archiviste en chef de la ville de Montréal. Elle fait écho à une longue tradition associant le Mile End aux courses de chevaux au XIXe siècle.

Mais il y a un problème. La piste de course identifiée par M. Archambault a existé pendant les années 1850 et 60, tandis que le nom était déjà en usage en 1810! Or, une auberge du Mile End ou Mile End Tavern se trouvait au coin nord-ouest de la rue Saint-Laurent et de l’avenue du Mont-Royal (qui était à l’époque le chemin de la Côte-Sainte-Catherine), jusqu’au tournant du XXe siècle. Elle a été remplacée par un grand magasin à rayons, dont l’édifice existe encore aujourd’hui et abrite notre CLSC. Entre-temps, l’existence de cette auberge avait été oubliée par les historiens…

Les aubergistes entre 1810 et 1818 étaient un père et fils originaires du Massachusetts. Phineas Bagg, veuf et endetté, a émigré au Bas-Canada vers 1795 avec ses enfants. Il s’est bâti une nouvelle vie ici. Ses fils Abner et Stanley sont devenus hommes d’affaires influents, travaillant entre autres sur la construction du canal de Lachine et sur des contrats pour l’armée britannique.

Stanley, tenancier de l’auberge avec son père, était grand amateur de chevaux. Il a effectivement fait construire une piste de course en 1811, située le long de la rue Saint-Laurent entre Mont-Royal et l’avenue Duluth d’aujourd’hui. Voici donc la piste qui a été la première associée au nom Mile End. En août 1815, ayant perdu son cheval bai près de l’auberge, Stanley Bagg a inséré une annonce bilingue dans la Gazette de Montréal pour offrir une récompense de 10 livres à «quiconque informera où l’on pourra trouver le Cheval ou le Voleur». Nous ne savons pas s’il a réussi à retrouver son cheval ou non!

Gazette de Montréal, 7 août 1815

L’auberge et la piste de course étaient situées sur des terrains loués, appartenant à un boucher anglais portant le nom très ordinaire de John Clark. Originaire du comté de Durham au nord de l’Angleterre, John Clark avait l’ambition de devenir grand propriétaire foncier. Il a investi tous ses profits dans l’achat de terrains dans ce qui était alors la campagne de l’île de Montréal. En 1804, il a acheté l’emplacement de la future piste de course, et c’est lui qui a donné le nom Mile End Farm à ce terrain. C’est sûrement lui aussi qui a nommé l’auberge du Mile End. Sa fille Mary Ann a épousé Stanley Bagg en 1819. À sa mort en 1827, John Clark a légué sa fortune à son petit-fils Stanley Clark Bagg, qui allait ainsi devenir une figure notable de la bourgeoisie anglophone montréalaise du XIXe siècle. Selon son testament, la piste de course devait être lotie. Une rue passerait en plein milieu: la rue Clark. Une autre, perpendiculaire, devait prendre le nom de sa fille Mary Ann…

Et le mille, alors? Si on suppose que le bout du mille était l’auberge, située à la première croisée de chemins au nord de la rue Sherbrooke, alors le début de ce mille serait justement la rue Sherbrooke. Elle n’a jamais été une limite officielle, mais elle longe la forte pente qu’on appelait jadis la côte à Baron et qui empêchait les faubourgs de Montréal de s’étaler plus au nord. Voilà donc l’explication de notre Mile End: un trajet sur la rue Saint-Laurent d’à peu près un mille depuis la limite approximative de l’étendue des faubourgs de Montréal en 1804, vers un lieu de loisirs longtemps associé à son auberge et ses courses de chevaux.


En plein dans le «Mile»
Radio Centre-Ville / programme 1: vendredi 22 février 2013
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Capsule historique par Justin Bur pour Mémoire du Mile End

La recherche résumée dans cette capsule a été présentée lors du colloque «À la recherche du savoir : Nouveaux échanges sur les collections du Musée McCord», le 8 novembre 2013; l’article complet apparait dans les actes du colloque, publiés aux éditions MultiMondes en 2016.