Un balcon menacé à Balconville


Le 17 février 2017, le toit de l’édifice situé au coin nord-est des avenues Laurier et de l’Esplanade s’est effondré, victime de plusieurs années d’abandon. En raison de l’ampleur des dommages, la Ville de Montréal a ordonné sa démolition, emportant un témoin important de la période juive du Mile End. En avril 2012, Zev Moses, le directeur du Musée du Montréal juif, a écrit un article racontant l’histoire de cet édifice et plaidant pour que son balcon soit préservé. Avec la généreuse permission de Zev, Mémoire du Mile End est heureux de présenter au public francophone une version adaptée de cette page d’histoire.

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En descendant l’avenue de l’Esplanade, il y a quelques jours, je suis passé devant un édifice au coin de Laurier fraîchement peint en noir, avec des affiches annonçant une rénovation et 9 000 pieds carrés d’espace commercial. Le panneau comporte un rendu d’un café théorique avec des dizaines de personnes assises dehors sur une terrasse, profitant du soleil. Normalement, une telle affiche n’attirerait pas mon attention, car Montréal est actuellement au milieu d’un mini-boom immobilier. Mais le bâtiment qui doit être rénové n’est pas un bâtiment ordinaire. Caché par l’affiche même annonçant la rénovation, se trouve un balcon sans prétention qui est absolument unique à Montréal et au Canada.

Le quartier-général de l’UJPO en 2012, devenu la salaison cachère Glatt’s. Photo : Zev Moses.

Le bâtiment a servi de quartier général au « United Jewish People Order » (UJPO), de 1947 à 1950. Il a ensuite été occupé par le Centre sioniste-travailliste Farband de 1951 à 1968. À partir de 1962, le bâtiment a également abrité Glatt’s, une boucherie casher qui se trouvait d’abord juste à côté, au coin ouest d’Esplanade, depuis 1933. Bien qu’il y ait maintenant une importante population hassidique à quelques pâtés de maisons, Glatt était l’une des dernières entreprises juives du Plateau et du Mile End qui descend directement de l’ère de l’immigration juive de la première moitié du XXe siècle.

Les entreprises vont et viennent et les collectivités se déplacent d’un endroit à l’autre. Mais certains points de repère valent la peine d’être préservés. Le balcon du 5101 de l’Esplanade est l’un d’entre eux, car il a joué un rôle important dans l’histoire canadienne et juive. Ça mérite quelques explications. Pendant les premières décennies du XXe siècle, les Juifs d’Europe de l’Est émigrés à Montréal étaient souvent pauvres et politiquement radicaux. Des milliers de Juifs montréalais ont commencé leur nouvelle vie ici en travaillant dans des usines de vêtements, ou en tant que colporteurs ou petits marchands. Ils se sont organisés politiquement selon des affiliations déjà établies dans leur pays d’origine ou dans de nouveaux groupes canadiens. Ces organisations politiques étaient extrêmement actives dans la communauté juive montréalaise et n’étaient certainement pas monolithiques.

À la « droite » de la gauche juive, se trouvaient les sionistes-travaillistes, liés à ce qui allait devenir le parti travailliste, celui qui a dirigé Israël pendant trois décennies. Le mouvement, qui a repris l’édifice d’Esplanade en 1951, incluait l’organisation syndicale sioniste canadienne, le groupe de jeunesse Habonim, l’organisation des femmes pionnières et les bureaux de la colonie de vacances Unzer. Fait intéressant, les membres d’Habonim ont soutenu la campagne de 1943 de David Lewis, le futur chef du NPD, en tant que candidat du CCF au Parlement fédéral. Les dirigeants de l’UJPO appuyaient plutôt Fred Rose ; la victoire de ce dernier, dans Montréal-Cartier, en a fait le seul député communiste de l’histoire canadienne.

Le quartier général de l’UJPO, alors le Labour Zionist Center, vers 1952. Archives de la Bibliothèque publique juive

Mais les sionistes n’auraient jamais occupé ce bâtiment n’eut été du raid historique du 27 janvier 1950 de l’escouade « anti-subversive » de la Police provinciale du Québec. En 1937, le premier ministre du Québec, Maurice Duplessis, avait promulgué la tristement célèbre loi du cadenas. Elle permettait au gouvernement de fermer les locaux des organisations politiquement indésirables pendant une période pouvant aller jusqu’à 12 mois sans porter d’accusations formelles. La loi, également connue sous le nom de « la loi protégeant la province contre la propagande communiste », permettait aussi à la police de confisquer les biens à l’intérieur du bâtiment. La loi est historiquement considérée comme l’une des plus répressives de l’histoire canadienne. La fermeture du siège de l’UJPO, au plus fort de la Guerre froide, est l’un des cas les plus notoires d’utilisation de cette loi arbitraire.

Si les sionistes travaillistes représentaient la « droite » de la gauche juive, l’UJPO se trouvait à gauche de la gauche. L’UJPO a été créé à la suite d’une scission, en 1928, au sein d’une organisation culturelle et socialiste yiddish, l’« Arbeiter Ring » (Cercle des travailleurs). L’actuelle Sala Rossa, boulevard Saint-Laurent au sud de Saint-Joseph, était d’ailleurs le quartier-général de l’Arbeiter Ring. Les deux organismes offraient une foule de services à leurs membres : assurances collectives, loisirs, colonies de vacances, etc. Même s’il ne fallait pas être membre du Parti communiste pour adhérer à l’UJPO, la plupart des dirigeants, eux, l’étaient.

L’UJPO gérait aussi l’école primaire yiddish Morris Winchevsky, située dans un édifice aujourd’hui disparu, à l’intersection des rues Clark et Villeneuve. Morris Winchevsky était un poète yiddish communiste américain : le quartier général de l’avenue Laurier portait d’ailleurs également le nom de Centre culturel Morris Winchevsky. L’UJPO parrainait des conférences, des concerts, des chorales folkloriques et même des camps d’été, créant un milieu culturel immersif pour ses membres. Un de ces camps, « Nitgedeiget » (qui signifie « ne vous inquiétez pas ») accueillait aussi des enfants canadiens-français, un rare exemple d’échange culturel et d’inclusion à cette époque.

L’UJPO ne soutenait pas la cause sioniste. Il cherchait plutôt une solution à la question nationale juive dans le cadre de l’Union soviétique. L’organisme appuyait la création de Birobidjan – une petite région autonome juive en Sibérie. […] Ce n’est qu’en 1948, avec la création de l’État d’Israël et l’augmentation de la répression anti-juive en Union soviétique, que l’UJPO a timidement commencé à soutenir Israël. Vers le milieu des années 1950, après de nouvelles purges, l’UJPO a cessé d’appuyer l’Union soviétique.

Le raid de janvier 1950 de la Police provinciale du Québec a coïncidé avec le début du déclin de l’UJPO. Alors que l’Union Soviétique devenait de plus en plus discréditée au sein de la gauche, les enfants des membres de l’UJPO s’intéressaient moins au yiddish (l’anglais étant la langue de choix) ou à la politique radicale (puisqu’ils accédaient à la classe moyenne). Les groupes de gauche subissaient une pression incroyable de la part des autorités, y compris la GRC, qui surveillait étroitement les activités de l’UJPO. Même les organisations juives ont ressenti le besoin de s’éloigner de l’UJPO. Le Congrès juif canadien, dirigé par Samuel Bronfman, qui réunissait des représentants de groupes juifs de tous les horizons politiques, a expulsé l’UJPO de ses rangs en 1951.

Paul Benoit, chef de l’escouade anti-subversive de la Police provinciale, au moment où il appose le cadenas sur l’entrée du quartier-général de l’UJPO, avenue de l’Esplanade, 27 janvier 1950. [Paul Normandin, The Padlock Law Threatens You!, Canadian Civil Liberties Union – BAnQ]

La Patrie, 28 janvier 1950.

Mais l’UJPO n’a pas disparu. Il est encore présent à Toronto, où il dirige un camp d’été et le centre Morris Winchevsky, qui promeut les valeurs socialistes et le judaïsme laïque. Des groupes sont aussi actifs à Winnipeg et à Vancouver.

Ce long préambule était nécessaire pour expliquer le rôle du fameux balcon au 5101 avenue de l’Esplanade. Eiran Harris, archiviste émérite à la Bibliothèque publique juive, et lui-même un ancien membre du Habonim qui fréquentait le bâtiment lors des années 1950, m’a expliqué l’unicité et l’importance de ce balcon. Lorsque l’UJPO a construit le bâtiment de style moderniste en 1947, on a créé un auditorium au rez-de-chaussée et des bureaux au deuxième étage. Le bâtiment dispose d’un seul balcon avec un mur inhabituellement haut de cinq pieds. La plupart des murs de balcon, cependant, sont d’à peine plus de 3 pieds. Alors pourquoi le mur était-il si haut?

L’explication réside dans la politique du bâtiment lui-même. L’UJPO espérait utiliser le balcon comme une tribune permettant à ses dirigeants d’haranguer la foule rassemblée plus bas. On imitait ainsi les dirigeants soviétiques qui prononçaient leurs discours du haut de balcons similairement élevés. Harris note la similitude avec les balcons utilisés pour les discours sur la Place Rouge de Moscou lors des défilés du 1er mai. Un mur plus élevé visait à protéger (un peu) les orateurs des tentatives d’assassinat. Cette explication peut être vraie, mais le mur élevé a pu également être un dispositif architectural, destiné à s’aligner avec les linteaux au-dessus des fenêtres du premier étage.

[…]

Certains diront que cette défense d’un simple balcon n’est qu’un autre exemple d’une nostalgie déplacée envers des groupes et des mouvements révolus. Des groupes comme l’UJPO et le Farband, cependant, ont eu une grande importance à leur époque et représentent une partie du panthéon complexe de la vie juive montréalaise de la première moitié du 20ème siècle. Ignorer ces mouvements, leurs histoires et, oui, leur empreinte physique sur notre tissu urbain, c’est simplifier l’histoire juive, canadienne et québécoise ainsi que la diversité montréalaise. Dans ce cas, un balcon n’est pas seulement un balcon.

Publication originale, 20 avril 2012 : http://thirdsolitude.tumblr.com/post/21450294508/notjustanotherbalcony