Verdi (cinéma)


Cinéma Verdi, 1970. Daniel Kieffer / Cinémathèque Québécoise

Pendant 101 ans, un théâtre des plus modestes a occupé un édifice ordinaire au 5380 boulevard Saint-Laurent, un peu au sud de la rue Saint-Viateur. Ouvert en 1912 sous le nom de Canada Theatre, il sera démoli fin 2013 dans la plus grande indifférence – indifférence méritée, du reste, car à quoi bon s’activer pour une salle décrépite dans un bâtiment ayant perdu toute trace de son architecture d’origine ? Ce lieu témoigne pourtant de tout un patrimoine immatériel.

L’emplacement faisait partie des terres de la famille Bagg, plus particulièrement celles impliquées dans le scandale autour d’Albert E. Lewis. Par la suite, une série de spéculateurs fonciers (dont James Baxter, promoteur du Baxter Block sur Saint-Laurent au nord de Prince-Arthur) s’échangent le terrain comme dans un jeu de Monopoly. En 1911, la construction du théâtre commence; la propriété est revendue une fois pendant la construction et une autre fois peu après la fin des travaux.

En septembre 1912, le Canada est l’un des premiers cinémas ouverts dans le Mile End, un an avant le Mount Royal, sur l’avenue Laurier Ouest. À cause de son nom générique, il est difficile à retracer dans les journaux; ne s’étant démarqué d’aucune façon, n’ayant pas fait partie d’un réseau de salles, il ne figure pas dans les histoires du cinéma québécois, et son architecture quelconque ne fait l’objet d’aucune mention dans les répertoires du patrimoine. Il connaît quand même un certain succès dans ses premières années, projetant un film mettant en vedette la célèbre Torontoise Mary Pickford, Esmeralda, quelque six semaines après sa sortie à l’automne 1915.

Pour fonctionner à l’écart des réseaux de salles, le Canada Theatre est probablement devenu un cinéma communautaire ethnique; des films en yiddish y auraient été projetés à partir des années 1920. Lorsque la salle change de nom en 1957, c’est pour devenir un cinéma italien : le Verdi.

Le Verdi se fera connaître pour une autre raison. Dans les années 1950, des cinéastes internationaux, indépendants des grands studios d’Hollywood, ont attiré l’attention d’une nouvelle génération de cinéphiles : le phénomène du cinéma d’art et d’essai prend son essor. On le voit à Montréal d’abord en 1959 avec le cinéma Élysée d’André Pépin, rue Milton. À partir de 1963, le jeune Roland Smith est embauché au cinéma Empire, avenue Ogilvy, dans le quartier Parc-Extension, où il transforme la programmation pour offrir du « cinéma de répertoire ». Le Verdi emboîte le pas en février 1965. Fin 1966, c’est d’ailleurs Roland Smith qui signe le bail de ce cinéma, le premier d’une longue série de cinémas de répertoire qu’il exploitera à travers le Québec. (Le bail précise que Smith n’a pas le droit de diffuser des films en italien les fins de semaine pour ne pas nuire aux affaires de la propriétaire du bâtiment, gérante d’autres salles de cinéma italophones !)

En 1971, Smith devient exploitant du grand cinéma Outremont, une belle salle de 1 315 places ouverte en 1929, dans un quartier chic de surcroît. L’Outremont marche tellement bien que Smith laisse tomber le Verdi en 1973. À partir de ce moment, la salle du boulevard Saint-Laurent ne cessera de changer de vocation. En 1973-1975, le lieu devient un cinéma grec, le théâtre Apollon. En 1976-1980, c’est un cinéma chinois, le Pagoda. En 1981-1983, il se transforme en cinéma érotique le jour, le Pussycat (son deuxième emplacement, après le Globe au 4015 Saint-Laurent), et en cinéma de répertoire le soir, le New Yorker, les deux programmations étant assurées par André Pépin. En 1985-1988, au moment de l’envol du bar-restaurant-librairie le Lux, non loin de là, la salle redevient pour une dernière fois un cinéma de répertoire, appelé Le Milieu et dirigé par Jürgen Pesot. Durant ces trois années, le Festival du nouveau cinéma y présentera quelques films. Après quelque temps d’inoccupation, le club de musique Soleil Levant occupe le lieu pendant un an, en 1990-1991.

ciné-carte

ciné-carte du cinéma Le Milieu, 1988

Finalement, c’est comme église que ce bâtiment passera les 20 dernières années de son existence. En 1992, l’Assembleia de Deus de Boston (une congrégation brésilienne) achète l’immeuble. En 1995, il est repris par l’Iglesia de Dios Pentecostal Movimiento International, une congrégation antillaise qui y reste jusqu’à son déménagement à Lachine, en 2011. Vendu à un promoteur immobilier, le bâtiment reste inoccupé deux ans avant d’être démoli. Un immeuble d’habitation très ordinaire le remplace en 2015.


Recherche et rédaction : Justin Bur

Dictionnaire historique du Plateau Mont-RoyalExtrait du Dictionnaire historique du Plateau Mont-Royal (Écosociété, 2017) avec l’aimable autorisation de l’éditeur