Avant d’héberger le théâtre ESPACE GO, ce site, situé du côté ouest du boulevard Saint-Laurent juste au sud du boulevard Saint-Joseph, correspondait à l’emplacement de deux boulangeries : une juive, Boyman’s, et une canadienne-française, Médard Paquette. La carrière de ce dernier, d’abord un modeste artisan devenu un important notable, illustre bien la rapide transformation d’un village en quartier montréalais au début du 20e siècle. De plus, l’évolution de sa boulangerie témoigne de l’industrialisation d’une production auparavant artisanale.
Jeune artisan de 25 ans, Médard Paquette ouvre sa boulangerie rue Saint-Laurent, à Saint-Louis-du-Mile-End, vers 1885. Elle logeait probablement dans une modeste maison qui servait à la fois d’atelier, de magasin et de résidence, sur la rue principale d’un village d’un peu plus de 1500 habitants. Celui-ci va cependant rapidement se transformer en banlieue montréalaise au début du 20e siècle : sa population augmente à près de 11 000 personnes en 1901, pour atteindre 37 000 en 1911, peu après l’annexion par Montréal. Médard Paquette profite d’une telle croissance de deux façons : d’abord en agrandissant sa boulangerie à plusieurs reprises, et ensuite, imitant de la sorte plusieurs autres commerçants du Mile End, en investissant ses profits dans l’achat de terrains pour y faire bâtir des immeubles locatifs.
Le succès est au rendez-vous, puisqu’en 1910, sa boulangerie produit 7000 pains par jour et occupe un vaste espace : depuis 1904, l’entrepôt de farine et les fours à pain se situent à l’arrière, du côté de la rue Clark, les bureaux, boulevard Saint-Joseph, tandis qu’on retrouve le garage, des hangars et le stationnement des nombreux véhicules de livraison – à une époque où le pain était vendu de porte à porte aux ménagères – le long du boulevard Saint-Laurent. Médard Paquette possède aussi plusieurs immeubles à revenus, dont certains existent encore aujourd’hui : par exemple celui situé au 4897-4907 rue Clark, au sud de sa boulangerie. Mentionnons aussi l’immeuble qui occupe le sud-ouest de l’intersection des boulevards Saint-Joseph et Saint-Laurent : le rez-de-chaussée était à l’origine l’adresse d’une succursale de la banque d’Hochelaga ; après ensuite avoir été notamment celle d’une taverne, c’est aujourd’hui l’emplacement d’un dépanneur. En 1903, le boulanger se fait aussi construire une cossue résidence, adjacente à son commerce, à l’intersection sud-est du boulevard Saint-Joseph et de la rue Clark. La maison existe toujours même si son apparence a été considérablement modifiée. Médard Paquette devient ainsi un notable : il est élu président de l’Association des boulangers de Montréal et aussi échevin de la Ville de Saint-Louis. C’est d’ailleurs lui qui organise et préside le banquet donné le 8 décembre 1909 pour célébrer l’annexion de cette municipalité par Montréal.
Après le décès de Médard Paquette, en 1922, sa succession continue d’exploiter la boulangerie. Tout au long de cette décennie, sa publicité prend une couleur nationaliste : elle proclame être « la plus ancienne boulangerie canadienne-française », administrée par la même famille depuis 40 ans. L’entreprise commandite aussi des chars allégoriques lors des parades de la Saint-Jean-Baptiste.
Mais, en mai 1930, la minoterie Ogilvie achète la boulangerie, en utilisant des prête-noms. L’industrie canadienne du blé est alors en phase de consolidation et les grandes minoteries acquièrent les boulangeries indépendantes les unes après les autres. Le marque de commerce Médard Paquette ne disparaît pas pour autant, Ogilvie ayant incorporé une filiale du même nom, afin de cibler le marché francophone. Tout le monde n’est pas dupe cependant : dès le mois de juillet de la même année, le quotidien Le Devoir affirme, dans une enquête sur le prix du pain à Montréal, qu’Ogilvie a pris le contrôle de plusieurs boulangeries canadiennes-françaises « dont elle conserve les raisons sociales pour faire croire à leur indépendance. » Ce qui n’empêche pas l’entreprise de continuer à faire appel au nationalisme, comme en témoigne cette annonce publiée à l’occasion de la Fête de la Saint-Jean-Baptiste de 1934 : il faut « encourager d’abord les nôtres – nos industries – les produits de chez nous et le commerce canadien-français. […] Pour votre santé et par patriotisme, mangez le pain des boulangeries Martin-Paquette et Médard Paquette[1]. »
En 1936, Ogilvie fusionne plusieurs boulangeries canadienne-françaises auparavant indépendantes, incluant Médard Paquette, sous une nouvelle raison sociale : Pain Suprême. La publicité affirme que Charles-Omer Bousquet en est le seul propriétaire et un authentique entrepreneur canadien-français, même si, en réalité, il était auparavant comptable chez Ogilvie[2]. La marque Pain Suprême cesse progressivement d’être utilisée pendant les années 1950 pour être remplacée par Wonder Bread, une marque américaine détenue au Canada depuis 1928 par une autre filiale d’Ogilvie. En 1965, la minoterie vend finalement ses installations du boulevard Saint-Laurent et de la rue Clark à Durivage, dans ce cas une authentique boulangerie familiale canadienne-française. Deux ans plus tard, en 1967, Durivage revend les lieux à Tripp Distributors and Importers, une chaîne de magasins de vêtements à bas prix. Tripp obtient ainsi un stationnement pour la clientèle d’un de ses magasins, situé juste à côté au 4902 boulevard Saint-Laurent (l’emplacement de la toute première boulangerie Paquette en 1885). Un restaurant occupe maintenant cette adresse.
En 1992, c’est au tour du théâtre ESPACE GO d’acheter le site de la boulangerie. Il est l’héritier du Théâtre Expérimental des femmes, fondé en 1979 par Pol Pelletier, Louise Laprade et Nicole Lecavalier. D’abord hébergé par la Maison de Beaujeu, dans le Vieux-Montréal, il déménage en 1985 au 5066 rue Clark, au sud de l’avenue Laurier. Ses deux petites salles prennent alors le nom d’ESPACE GO, ce qui deviendra également le nom de la compagnie à partir de 1991. À l’étroit dans cet espace exigu, le théâtre reçoit le soutien de la Ville de Montréal, qui paye le coût des terrains, et des gouvernements fédéral et provincial, qui subventionnent la construction d’un nouvel édifice. Le théâtre occupe l’ancien stationnement, boulevard Saint-Laurent, tandis que les bureaux et salles de répétitions sont situés du côté de la rue Clark : une partie est louée à d’autres compagnies théâtrales. Inauguré le 10 janvier 1995, le complexe a été conçu par l’architecte Éric Gauthier, ce qui lui a d’ailleurs valu le Prix d’excellence dans la catégorie institutionnelle décerné par l’Ordre des architectes du Québec.
ESPACE GO occupe aussi l’emplacement d’une autre boulangerie, juive celle-là : elle était située au 4874 boulevard Saint-Laurent, ce qui correspond au débarcadère du théâtre. D’abord connue sous le nom de Workmen’s Bakery et ensuite, à partir de 1959, Boyman’s, elle a été en activité à cet endroit du début des années 1930 jusqu’à la fin des années 1980. Ces deux boulangeries ont d’ailleurs rappelé des souvenirs à l’historien Jean-Claude Robert. Enfant, il a vécu dans l’immeuble qui a appartenu à Médard Paquette, coin Saint-Laurent et Saint-Joseph :
Ma mère a vite découvert qu’une première fournée de pain était prête autour de 22h00 à chaque jour (il montait d’appétissantes effluves d’en bas) et elle m’envoyait quelquefois acheter une miche de pain belge encore chaude… Je n’avais qu’à descendre (nous habitions au 3e étage) l’escalier de service qui donnait sur l’arrière de l’appartement pour me retrouver dans la petite cour de la boulangerie qui donnait sur Saint Laurent et entrer par le garage. Pareillement, c’est à la boulangerie Boyman’s que j’ai goûté mes premiers pains Pumpernickel et de seigle.
Le bâtiment de la boulangerie Boyman’s est détruit par un incendie suspect le 30 décembre 1989.
[1] Annonce, section spéciale du quotidien La Patrie à l’occasion de la Saint-Jean-Baptiste, 23 juin 1934.
[2] En agissant de la sorte, Ogilvie imite la stratégie de son compétiteur, Maple Leaf Milling, qui avait créé en 1930 la boulangerie Le Pain moderne, et lancé une imposante campagne de marketing faisant croire à une entreprise canadienne-française, afin de viser spécifiquement le marché francophone. Lire à ce sujet : Joanne Burgess, « La boulangerie Le Pain moderne canadien de Montréal. Les promesses du pain industrel », Cap-aux-diamants, no 47, automne 2021, p. 20-24.
Recherche et rédaction : Yves Desjardins, 2024 – Révision : Justin Bur