Brasserie Frontenac 1


« Le meilleur moyen de combattre l’alcoolisme, ce terrible fléau qui ravage nos villes et nos campagnes, c’est d’offrir à nos populations une bière saine, nutritive, qui renforce au lieu de détruire. » Celui qui s’exprime ainsi, c’est Joseph Beaubien, maire d’Outremont et président de la toute nouvelle Brasserie Frontenac, lors de son inauguration, le 15 octobre 1913. Il sent peut-être le besoin de se justifier, car, en tant que maire, Joseph Beaubien est un farouche prohibitionniste : pendant toute sa carrière – 40 ans ! – les débits et la vente d’alcool seront interdits à Outremont…

Pour les directeurs de la première brasserie canadienne-française, il s’agit aussi de profiter de la proximité de la gare du Mile End, installée juste à côté depuis 1877. La publicité de la brasserie souligne qu’une voie spéciale a été construite pour charger directement la bière dans les wagons[1]. Et si la gare s’est implantée à cet endroit, c’est grâce aux efforts d’un des directeurs de la brasserie, Louis Beaubien, le père de Joseph. À la fois député et grand propriétaire, il avait usé de son influence politique pour que la gare soit construite au milieu des terres familiales, alors un vaste territoire rural parsemé de carrières. Une autre entreprise familiale, la Beaubien Realty, y vend depuis près de 20 ans les lots du « nouveau quartier ouvrier », où duplex et triplex poussent comme des champignons. Dans ses publicités, Frontenac n’hésite pas à se qualifier de « Brasserie du peuple » et fait valoir les conditions de travail extrêmement avantageuses offertes à ses employés.

Publicité parue dans Le Devoir, 17 octobre 1913.

Carte postale promotionnelle. Pointe-à-Callière, Cité d’archéologie et d’histoire de Montréal, Fonds Christian Paquin.

Camion de livraison de la Brasserie Frontenac, 1920, coin Champlain et Lafontaine. Tiré de la Revue mensuelle de la National Breweries Limited, mai 1948.

Mais une ruineuse guerre de prix entre les brasseries montréalaises va mettre fin à l’indépendance de la Brasserie Frontenac dès 1926. Affaiblie et peu rentable, la brasserie est vendue, devenant une filiale de la National Breweries[2]. Cette dernière garde la marque de commerce Frontenac pour cibler le marché francophone.

L’un des fils de Joseph Beaubien, Pierre, fait partie de la direction et siège au conseil d’administration. Responsable de la publicité, il utilise des techniques de marketing avant-gardistes : dès les années 1920, une salle de la brasserie se transforme, le samedi soir, en studio-satellite de la station de radio CKAC.  On y diffuse des concerts et la population du secteur est conviée pour des soirées de danse. C’est « L’heure Frontenac », dont Pierre Beaubien est lui-même l’animateur.  On le crédite également pour le premier quiz radiophonique québécois, Radio-encyclopédie Frontenac, animé par Roger Baulu.

Publicité pour un concert lyrique du studio de la brasserie Frontenac. La Lyre, octobre 1928.

Le groupe Canadian Breweries du milliardaire ontarien E. P. Taylor prend le contrôle de la Frontenac en 1951 comme prélude au rachat de la National Breweries en 1952. La marque Frontenac est alors abandonnée et la brasserie modernisée, afin d’introduire au Québec la bière Carling, jusque-là uniquement vendue en Ontario. Mais les activités de production cessent en 1961 et l’édifice ne sert plus que de centre de distribution. En 1967, toutes les activités sont consolidées à la brasserie Dow du centre-ville, rue Notre-Dame (fermée à son tour en 1991).

En octobre 1970, la Ville de Montréal achète le bâtiment abandonné et le terrain, situé entre les rues Bellechasse, Casgrain, Marmier et de Gaspé. La Ville veut ainsi profiter des travaux de construction du viaduc Rosemont–Van Horne pour aménager une cour de voirie dans ce quadrilatère adjacent. Le bâtiment sera démoli au printemps 1972.

La Ville de Montréal vend le lot à la Société de transport de Montréal en septembre 2018. Actuellement, la STM y construit son nouveau Centre de transport Bellechasse, dont l’ouverture est prévue en 2022.

L’architecte new-yorkais de la brasserie, Paul Ott, annonce ses services dans un journal spécialisé de l’industrie de la bière. The Western Brewer, décembre 1913 [Google Books]

L’édifice de la brasserie, peu de temps avant sa démolition, vu du haut du tout nouveau viaduc Rosemont–Van Horne. Photo : Michel Tanguay.

L’édifice de la brasserie, peu de temps avant sa démolition, vu du haut du viaduc. Photo : Michel Tanguay.

Deux publicités anciennes sur vieillespubs.com

Recherche et rédaction : Yves Desjardins. Révision : Justin Bur.

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Sources

  • Bernard Hayes, The Frontenac Brewery Limited, 1911-1972, document ronéotypé, S.E., 1988
  • Pierre Pagé, Histoire de la radio au Québec, Fides, 2007
  • « Le capital industriel de Montréal s’accroit d’un superbe établissement », La Patrie, 16 octobre 1913
  • « Les débuts d’une nouvelle maison d’affaires en ville », La Presse, 16 octobre 1913
  • « La brasserie du peuple », Le Devoir, 26 mars 1923.
  • Archives de la Ville de Montréal, Dossier 285.18. Quadrilatère borné par Bellechasse, Marmier, de Gaspé et Casgrain, 25 septembre 1970 au 28 novembre 1972. Fonds Conseil municipal de Montréal, CA M001 VM001-04-1-D208.

Notes

[1] Cette pratique était alors chose courante pour la plupart des usines qui s’établissaient à proximité d’une voie ferrée. Elles disposaient de voies de dessertes privées qui servaient à l’expédition et à la livraison des marchandises.

[2] La National Breweries était un regroupement de plusieurs brasseries montréalaises, sous la gouverne de la famille Dawes, dans un contexte de déclin des ventes. Les différentes marques de commerce ont été conservées jusqu’en 1952, année où le milliardaire E. P. Taylor prit le contrôle de l’entreprise.


Commentaire sur “Brasserie Frontenac

  • Celine

    Un batiment de plus que Jean Drapeau aura fait demolir… sa contribution a la disparition de notre patrimoine bati est enorme. On se souvient de lui comme le maire demolisseur…

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