Sarah Gilbert vit dans le Mile End depuis plus de 20 ans. Entre 2008 et 2011, elle a tenu un blogue en anglais, Mile Endings ( http://mileendings.blogspot.com/ )où elle a brossé les portraits de personnages et d’institutions du quartier avant qu’ils ne soient emportés par le changement. Écrits avec une grande sensibilité et un sens aigu de l’observation, ces portraits sont, selon les mots de Sarah, «sa lettre d’amour au quartier». Sarah Gilbert enseigne au département d’anglais du collège Dawson et a écrit dans de nombreuses publications.
Chapeau, M. Shinder! réunit trois articles. En 2008, Sarah a d’abord publié un portrait de la Maple Leaf Hat and Cap Co., une des dernières entreprises de confection du quartier, qui en hébergeait pourtant des dizaines entre les années 1920 et 1990. Dans le second article, écrit début 2010, Sarah nous raconte que son propriétaire, Barry Shinder, le cœur brisé, doit se résigner à la fermeture. Mais, il y a une forme d’happy end, dans le dernier article, écrit en août 2011; pour le découvrir, il faut lire la suite.
Avec ce premier article, Mémoire du Mile End souhaite faire connaitre les portraits de Sarah à un public francophone : conserver la mémoire d’un quartier en constante évolution étant notre raison d’être. Nous publierons régulièrement de nouveaux articles, écrits par Sarah et par d’autres auteurs, sur l’évolution du Mile End contemporain. Nous tenons également à remercier chaleureusement Valérie Palacio-Quintin, qui a traduit bénévolement les articles.
Chapeau, M. Shinder!
11 novembre 2008
Lorsqu’un lavoir se transforme en bistro, que le garage du coin devient un condo ou qu’un atelier de réparation d’électroménagers fait place à une boutique, les traces du passé sont effacées.
Parfois, en marchant sur Saint-Viateur, j’essaie de me souvenir : qui avait-il dans ce local avant qu’on y serve des crêpes pour emporter? Et ici, avant que les présentoirs soient garnis de papeterie et d’encres fines? Deux portes à côté, il y a ce chocolatier qui vend des petits plaisirs sucrés à 2,50 $ l’unité. C’était quoi avant?
Le quartier change si vite que je n’arrive pas à suivre.
C’est peut-être pour ça que je suis si contente de tomber sur Barry Shinder quand je franchis la porte du Maple Leaf Hat and Cap Company, sur Saint-Laurent au nord de Saint-Viateur. Lorsque je lui demande depuis quand il est installé ici, il répond fièrement : « Depuis trop longtemps! »
Il assemble des casquettes sur la vieille machine à coudre noire Singer que son père utilisait lorsqu’il a ouvert le commerce il y a 78 ans sur Saint-Laurent, entre des Pins et Prince-Arthur.
« J’ai passé toute ma vie sur la rue Saint-Laurent, raconte Barry Shinder. Mes frères et moi, on dormait sur les tables de couture quand on était bébés. » Il vit avec sa femme et sa fille dans l’appartement où il a grandi, juste au-dessus de l’atelier. Il travaille les soirs, parfois jusqu’à 23 h, et les fins de semaine. « C’est pratique; je suis un bourreau de travail. »
L’homme de 61 ans à la stature athlétique et au sourire facile saisit une casquette plate et l’admire. « Ce qui fait la beauté des chapeaux pour hommes? C’est le style, le même qui prévalait dans le temps de mon père, dans les années 1930. » Les modèles que Barry Shinder propose en 2008 sont en laine de couleur foncée, en tweed ou en patchwork de velours côtelé, garnis d’un bord et d’un bouton sur le dessus. Certains sont dotés d’un bouton-pression.
Parler à Barry Shinder, c’est comme avoir accès à la mémoire vivante du quartier. J’ai vu le Mile End se transformer au fil des 15 dernières années, mais lui, il est le témoin de ces changements depuis 55 ans. C’est comme plonger dans l’univers vert du casse-croûte Wilensky ou dans l’imaginaire de Duddy Kravitz.
Barry Shinder se souvient de ce qu’il y avait autour. « La station Mile End était là où se trouve Million Tapis et Tuiles. Mon cousin et moi, on sautait dans le train pour aller à Outremont… General Motors était à l’angle de Saint-Viateur, où il y a aujourd’hui l’entrepôt Yellow… Avant le Café Olimpico “Open da Night”, c’était Tony et Franco. » Il conserve les souvenirs comme on empile les casquettes, les uns par-dessus les autres.
Il parle sans interrompre ce qu’il est en train de faire, c’est-à-dire coudre des cuirets à l’intérieur des casquettes. « Je travaille pour trois; dans les faits, on est donc six », explique-t-il en gesticulant de manière à inclure les trois Haïtiennes qui cumulent ici 39 ans de loyaux services. Margaret, Jacqueline et Rose utilisent des qualificatifs comme « cool » et « respectueux » pour décrire leur patron.
« D’année en année, les affaires sont de plus en plus difficiles », raconte l’entrepreneur, l’abondance d’importations chinoises à coût dérisoire n’étant pas étrangère au problème. « À un moment donné, je voulais que mon fils reprenne l’affaire. Mais pourquoi ruiner sa vie? Il aurait travaillé, quoi, 60-70 heures par semaine ici? Est-ce qu’il y a de l’avenir là-dedans? J’en doute. Je suis une espèce en voie d’extinction. »
Une fois les cuirets cousus sur l’ensemble des casquettes de la pile, Margaret prend le relais et coud l’étiquette d’une entreprise de vêtements. Tout comme à l’époque du commerce du père de Shinder, 90 pour cent du travail fait par Maple Leaf sont des commandes.
Les chapeaux fabriqués ici seront vendus chez le célèbre chapelier Henri Henri sur Sainte-Catherine ou dans les boutiques Hiver en Folie un peu partout au Québec. Même si c’est elle qui les confectionnent, l’entreprise de Barry Shinder demeure étrangement invisible.
Vous pourriez porter une casquette Maple Leaf sans le savoir.
À moins que vous n’entriez dans ce petit atelier et que vous n’arriviez à convaincre Barry Shinder d’arrêter de coudre suffisamment longtemps pour vous en vendre une lui-même. Et dans ce cas, c’est tout un privilège, parce que vous connaissez la petite histoire.
C’est un peu comme savoir que le bâtiment à l’angle de Saint-Viateur et Saint-Laurent, avant d’accueillir le Cagibi avec ses wraps au tofu et ses DJ, était une pharmacie. Bien avant que des magazines ne garnissent les présentoirs, c’est un éventail de flacons de médicaments qui étaient alignés sur les étagères de bois.
Cependant, dans le cas du commerce de Barry Shinder, il ne s’agit pas uniquement de ce que ça a déjà été, mais bien de ce que ça continue d’être.
La fin d’une époque
27 janvier 2010
Dans la vitrine du commerce Maple Leaf Hat and Cap Company, une affiche dit « On ferme. Tout doit être vendu. »
Je n’en crois pas mes yeux. Il y a à peine un mois, j’étais ici à discuter avec Barry Shinder, qui confectionnait ses casquettes en me disant que les affaires étaient au ralenti.
Mais puisqu’il me fait cette remarque tout le temps depuis que je l’ai rencontré il y a un an et demi, j’imaginais que la situation allait demeurer comme ça pendant des années : que je pourrais continuer à aller acheter des casquettes pour offrir en cadeau et à rendre visite à cette mémoire vivante du quartier, qui travaille là inlassablement depuis toujours. Et voilà qu’il ferme boutique.
Le petit atelier du rez-de-chaussée du triplex sur Saint-Laurent est plus bordélique que d’habitude. Sur les tables de coupe s’entassent rouleaux de tissu, casquettes en cours de production, boîtes de bords et pots remplis de boutons-pression. Des étiquettes orange À vendre ou Vendu parsèment les vieilles étagères en métal.
Pour Barry Shinder, les coûts de production sont devenus trop élevés.
Il y a une semaine, son principal client (une entreprise de vêtements) lui a annoncé qu’il ne pouvait plus se permettre de payer ce prix-là pour faire fabriquer ses casquettes.
L’entreprise lui a offert un emploi. Au lieu de confectionner des chapeaux au sein de l’entreprise que son père a fondée sur la Main il y a 80 ans, Barry Shinder ira travailler dans le secteur industriel de Chabanel en échange d’un salaire. Finis les frais généraux à assumer et les employés à encadrer (pendant des années, il embauchait trois employés durant les périodes plus occupées).
« Je troque mon chapeau de patron contre celui d’employé, dit-il. Je perds de l’argent ici, alors peu importe ce que je ferai d’autre, ce sera mieux. Je gagnerai de l’argent sans avoir de maux de tête! »
Barry Shinder n’a pas l’air d’un homme qui ne souffre pas de maux de tête. Il a perdu du poids et dort mal, préoccupé par le fait d’avoir à se débarrasser de tout son matériel, à louer son local de 1 800 pieds carrés, à payer ses dettes et à entreprendre une nouvelle vie.
« Je n’ai jamais travaillé ailleurs. J’ai passé toute ma vie ici. » Après un petit moment de réflexion, il ajoute sur un ton optimiste : « Au moins, je vais me lever le matin en sachant que j’ai du travail qui m’attend. Un emploi de huit à quatre. Du grand luxe comparativement à sept jours/semaine! »
Il a l’intention d’apporter la vieille machine à coudre Singer qui appartenait à son père. « Ça, je ne m’en débarrasserai jamais », affirme-t-il.
Pendant qu’on discute, le propriétaire d’un magasin de chapeaux de Côte-des-Neiges entre pour profiter des prix réduits. Il a l’habitude d’aller chez un grossiste où tous les chapeaux sont fabriqués en Chine et sont vendus 5 $ chacun tout au plus. « C’est 5 $ et c’est de la top qualité!, explique-t-il à Barry Shinder. Une casquette comme celle-là, c’est 20 ¢ », précise-t-il en prenant une casquette plate en coton.
« Mais le morceau de plastique dans le bord me coûte 45 ¢ à lui seul! », de répliquer notre entrepreneur. Il se tourne vers moi et ajoute en soupirant : « Tu comprends tout maintenant. »
Un triplex dans le Mile End vaut cher de nos jours, mais Barry Shinder ne peut pas imaginer le vendre. Il lui restera au moins ça. Les rangées de machines à coudre, les piles de casquettes et la poussière de tissus témoignant des dizaines d’années de dur labeur seront quant à elles chose du passé. Et qu’adviendra-t-il des vieilles formes qu’il utilisait pour mouler les chapeaux? Au moins, Barry Shinder demeurera dans les parages.
« S’il fallait que je parte d’ici, j’en mourrais », dit-il en regardant le bâtiment dans lequel il vit depuis 1953, soit depuis qu’il a 6 ans. « Je peux me promener dans le coin les yeux fermés. »
Au moment où je pars, une petite neige mouillée commence à tomber. Je remarque que juste au nord du local de Barry Shinder, là où il y avait une taverne de quartier reconnaissable par ses chaises en osier usées, un nouveau bar branché a ouvert ses portes. Partout, ça change. Partout, on recommence.
Nouveau départ
13 août 2011
« L’industrie de la fabrication, c’est un milieu difficile », explique Barry Shinder à des étudiants en design de l’Université Concordia regroupés dans son ancien atelier de la rue Saint-Laurent, au nord de Saint-Viateur.
Il y a trois ans, Barry Shinder était encore aux commandes de l’entreprise de fabrication de casquettes que son père avait fondée en 1930. Mais il a dû mettre la clé sous la porte depuis.
Pendant des mois, le local a été occupé de façon sporadique.
Puis un jour de février, Anne-Marie Laflamme et Catherine Métivier sont débarquées.
« Quand on est entrées ici la première fois, on a eu l’impression d’être dans un musée, relate l’entrepreneure de 27 ans Anne-Marie Laflamme. On a passé tout l’après-midi à poser des questions à Barry. On est tombées amoureuses de l’endroit et de son histoire. »
Les étudiants prennent des notes, font des esquisses ou enregistrent l’entretien en format MP3. Ils participent à une journée porte ouverte organisée par Anne-Marie Laflamme et Catherine Métivier. Les deux jeunes femmes sont les nouvelles locataires des lieux; elles dirigent l’atelier b., une gamme de vêtements qui a pour mission d’allier matières responsables et production locale.
Elles ont voulu préserver l’héritage de l’atelier en conservant les grosses tables de coupe, deux machines à coudre et les presses à bouton en fonte qu’utilisait Barry Shinder.
La plupart des machines n’ont pas trouvé preneur, même gratuitement.
« On en a gardé quelques-unes, explique Anne-Marie. Il y en a une qu’on a dû mettre aux vidanges. Quand le camion est passé, Catherine pleurait comme un bébé. »
Barry Shinder, qui a utilisé ces machines toute sa vie, s’était résigné à ce qu’elles prennent le chemin de la poubelle. Bien que surpris, il est heureux que les jeunes femmes aient décidé de garder une partie de son équipement.
« J’espère juste qu’elles s’en tireront bien », mentionne-t-il.
L’an dernier, quand Barry Shinder a dû fermer son entreprise, ça l’a rendu si anxieux qu’il a perdu 30 kilos. « Je vais avoir 65 ans en janvier, dit-il. Je suis un illettré de l’informatique. J’étais bon dans une seule chose : la production. »
Certains étudiants s’examinent les ongles et ferment les yeux.
Barry Shinder a accepté un emploi chez Magill Hat, l’entreprise qui lui donnait autrefois des contrats. Il a finalement décidé de vendre le bâtiment dans lequel il a travaillé et vécu pendant près de 60 ans.
« Je pense que je suis plus relax maintenant, explique-t-il en précisant qu’il a repris une quinzaine de kilos. Le jeudi, je reçois une paie et cet argent est à moi. Je fais du huit à quatre, un point, c’est tout. » Il travaille sur la rue Chabanel et se prépare à déménager dans la Petite Italie.
Anne-Marie Laflamme et Catherine Métivier ont décidé de transformer l’espace de 1 800 pieds carrés en atelier-boutique.
L’ancien propriétaire leur sert ce conseil : « Ne vivez pas juste pour travailler. Quand on est en affaires, on n’a pas d’amis. »
« Pourtant, tout le monde sont nos amis!, de répliquer Anne-Marie Laflamme. C’est important pour nous de travailler avec des gens qu’on aime. »
Deux générations, deux paradigmes du monde des affaires. Les étudiants ont-ils écouté?
« Je considère encore que je fais le travail d’une personne et demie, nous dit Barry Shinder. Je ne fais que 2 ou 3 $ de plus que le salaire minimum, alors que j’ai 50 ans d’expérience. Mais je fais tout de même probablement plus d’argent que ce que je gagnais ici. »
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Postface, janvier 2014
Anne-Marie et Catherine ont gagné leur pari et exploitent toujours leur entreprise, Atelier B. (http://www.atelier-b.ca/) dans les anciens locaux de Barry Shinder. Même si la seule constante dans l’histoire du Mile End c’est qu’il se transforme sans cesse, elles maintiennent ainsi la continuité avec une activité qui est cœur de la vie du quartier depuis plus d’un siècle.
J’ai grandi dans ce quartier ..l’évolution de la ville qui ce rapproche de plus en plus , mais notre génération devient de plus en plus conscient de garder les traces du passée..pour démontrer la qualité qui existe toujours et l’histoire des gens du quartier..j’adore ce quartier , car je retrouve toujours des petites trace de mon enfance…