La voie du Mile End 1


par Sarah Gilbert – 30 juin 2010

traduction par Valérie Palacio-Quintin

Photos : Sarah Gilbert

Au nord du Mile End, un dédale de sentiers mène à la voie ferrée. Lorsqu’on en suit un jusqu’à la clôture grillagée, on arrive devant une ouverture. Il suffit de la traverser pour se retrouver dans un autre monde. L’air y est paisible et doux. Des herbes à coton en fleurs et des fleurs sauvages mauves se mélangent pêle-mêle à des carottes sauvages le long du chemin de fer qui s’étend à l’horizon. C’est un vaste espace ouvert; tout le contraire d’un passage souterrain. C’est une véritable route panoramique qui dévoile l’autre visage de la voie ferrée.

J’avais l’habitude de traverser le chemin de fer en tirant mon vélo à côté de moi. J’aimais bien découvrir les trous que les gens pratiquaient systématiquement dans la clôture, peu importe le nombre de fois où le Canadien Pacifique (CP) les refermait pour éviter qu’on passe. Puis, j’ai entendu dire que des gens avaient eu des contraventions.

J’ai donc décidé d’aller m’asseoir sur un banc dans le jardin des sculptures au nord de Van Horne, pas très loin du trou dans la clôture.

J’y fais la rencontre d’un gentil toutou, Kismo, et de son maître Vito, qui me dit qu’il avait arrêté de traverser le chemin de fer depuis qu’il avait entendu parler des contraventions. Puis, Vinnie et sa fille Gabrielle passent dans le coin, mais en se tenant loin de la voie. Vinnie a reçu un avertissement du service de police du CP et garde désormais ses distances.

Mary promenait son chien Maggie sur la voie ferrée quand la police du CP l’a interpellée. On lui a dit que c’était illégal et qu’elle pourrait se tuer.

« Ils m’ont raconté le scénario invraisemblable où je pourrais trébucher et me frapper la tête, puis me faire écraser par un train. Ils m’ont ensuite donné une amende de 140 $ », raconte-t-elle. Malgré cela, on dirait bien qu’elle ne peut s’en empêcher. « C’est une belle balade, loin des trottoirs, et j’aime la solidarité qui existe entre les gens qui circulent ici. C’est un peu l’anarchie. »

Par ailleurs, certains marcheurs anarchistes se sont organisés. Un groupe de citoyens a en effet tapissé une section de la clôture de messages indiquant « Ouvert/Open ». Une pétition a aussi été mise sur pied pour demander qu’on arrête de distribuer des amendes et qu’on aménage des passages sécuritaires pour permettre aux gens de traverser la voie (http://www.petitiononline.com/ouvert02/petition.html).

Je marche le long de la voie et ne rencontre pas de policier, mais je vois les écriteaux : Danger. Propriété privée. Accès interdit. Il y a peu de circulation sur cette voie en ce moment, à peine deux trains de marchandises par jour. Aucun ne passe durant ma promenade, mais j’aperçois un pigeon éventré sur la voie. Petit rappel qu’il faut surveiller ses arrières.

Le sculpteur Glen LeMesurier a un atelier qui donne sur la voie ferrée. Il opine de la tête lorsque je pointe le pigeon du doigt et m’explique : « Ils s’endorment au soleil blottis sur les rails tout chauds et ne se réveillent pas quand le train arrive. Pas sur les rails, Augie! », lance Glen à son fils alors qu’ils marchent le long du chemin de fer avec Bonnie Prince Billy, un husky-chow-chow aussi énergique que son maître. « Que je ne te voie jamais marcher sur les rails! » Augie a 10 ans; son père travaillait déjà dans cet atelier avant sa naissance. Ça fait des années qu’Augie observe les trains avec les jumelles de son père.

Pour sa part, Glen semble avoir trouvé comment composer avec ses voisins du CP. Il prévient les gens de surveiller « la police du train » et de ne pas s’aventurer sur la voie lorsqu’elle est dans les parages. Mais comme il n’est pas trop du genre à rester discret, il a bâti sa relation avec les autorités autour de sa passion pour les trains.

« Le chef du chemin est vraiment cool, raconte-t-il. J’avais l’habitude d’aller à la gare de triage dans Outremont avant qu’elle ferme pour m’y procurer des pièces, comme des vieux moteurs, des pièces de freinage, des écrous, des boulons… J’ai fait 30 sculptures à partir de pièces de trains. » Certaines de ces œuvres sont exposées dans son Jardin du crépuscule le long du chemin de fer, un site d’intérêt du Mile End entre Van Horne et Clark.

« Avant, les ingénieurs arrêtaient leur train et venaient prendre une pause dans mon atelier, relate Glen. Je discutais avec l’aiguilleur à l’époque où il y en avait un. Il était vraiment sympathique; il m’a donné plein de pièces. »

Se frayant un chemin à travers les herbes hautes, Glen rejoint les arbres qu’il a plantés au cours des dernières années. Propriété privée ou pas, le jardinier est bien fier de sa plantation : saules, trembles, châtaigniers, sumacs, pins blancs, peupliers, poiriers, pruches et cèdres.

« Dans 10-15 ans, ce sera une belle forêt », dit-il en cueillant une fraise sauvage dont il se délecte sur-le-champ. Sa plantation d’arbres me rappelle les parcs que certaines villes ont aménagés le long d’anciens chemins de fer, comme la Promenade plantée à Paris ou le High Line à New York. Mais Glen a décidé de ne pas attendre que les trains arrêtent de passer.

Je m’assois sur un banc dans le Jardin du crépuscule à l’ombre de quelques peupliers. J’entends le grondement d’un train au loin. Après, il n’y a plus que le flux de trafic dans le passage intérieur et la brise dans les arbres. Soudain, les feuilles bruissent. J’aperçois quelqu’un qui se faufile dans le trou de la clôture, à la manière d’un cerf ou d’un lapin. Quelques minutes plus tard, un deuxième. Ils sursautent en me voyant, mais je ne donne pas de contraventions; ils poursuivent donc leur chemin à travers le champ de sculptures qui témoignent de la vocation ferroviaire du lieu.

Postface, février 2014

La ville de Montréal ainsi que les arrondissements du Plateau Mont-Royal et de Rosemont–La Petite-Patrie poursuivent toujours leurs démarches pour convaincre le C.P. de permettre la création de passages sécuritaires à travers la voie ferrée. En mars, l’Office du transport du Canada tentera une médiation entre la Ville et le C.P. dans ce dossier. L’un des 6 passages à niveau proposés serait dans l’axe Henri-Julien qui relie la station Rosemont avec le secteur est du Mile End. Émilie Dubreuil, de Radio-Canada, a fait en 2011 un reportage à ce sujet. Mistaya Hemingway, de Mémoire du Mile End, a participé à cette vidéo en 2013. Un groupe Facebook, Passages sur la voie ferrée, a également été créé.

Le sculpteur Glen Lemesurier a fait l’objet de plusieurs reportages et documentaires. En voici l’un des plus récents.


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