Chocolats Andrée


« …absolument tout est fait à la main, avec du vrai beurre, de la vraie crème, des vrais œufs »
La Presse, 1980

Chocolats Andrée, 5328 avenue du Parc, en mai 2019

Chocolats Andrée, 5328 avenue du Parc, en mai 2019 [photo Rachel Boisclair]

À quelques pas de la Coopérative d’habitations Le Châtelet, le 5328 avenue du Parc abritait jusqu’en décembre 2018 l’entreprise Chocolats Andrée. Cette chocolaterie a suscité au fil de ses 78 années d’existence un engouement et un attachement auprès des gens du quartier et même au-delà, jusqu’à Toronto et Vancouver.

En 1940, deux sœurs, Madeleine (1915-2013) et Juliette Farand (1909-2002), y ouvrent un magasin de confiseries sous le nom de « Andrée Chocolats & bonbons ». Il semble que le nom « Andrée » ait été choisi en raison de sa facilité à être prononcé en français et en anglais, les deux chocolatières visant la clientèle multilingue du Mile End (alors le centre de la communauté juive de Montréal) et d’Outremont (quartier plus riche dont les résidents pouvaient s’offrir des produits de luxe). En choisissant cet emplacement, celles-ci vont pouvoir bénéficier non seulement d’une bonne clientèle locale mais aussi de la proximité d’un secteur industriel susceptible de leur procurer le sucre dont elles auront besoin.

Nées à Richelieu, elles travaillent pendant un certain temps à la Chocolaterie Léonie au centre-ville de Montréal. C’est là qu’elles apprennent tout sur la confection du chocolat. En 1940, elles décident de fonder leur propre entreprise. Défi audacieux pour elles, car les femmes ne forment à cette époque que 8 % de l’ensemble des personnes à la direction d’entreprises montréalaises[1]. Par ailleurs elles s’inscrivent dans une tendance plus générale qui veut que les femmes entrepreneures se retrouvent surtout dans le commerce de détail et les services, plus précisément dans le secteur de l’alimentation. Leur défi est double et d’autant plus remarquable qu’elles sont parmi les premières à offrir des chocolats à haute teneur en cacao trempés à la main selon la méthode artisanale européenne.

Depuis ses origines en Amérique centrale jusqu’à la révolution industrielle, le chocolat n’existait que sous forme de breuvage et il s’agissait d’un produit de luxe. Dans les premières décennies du 19e siècle, le procédé d’extraction de la poudre de cacao est bonifié et c’est sous cette forme qu’il est importé au Canada bien qu’à un coût peu abordable. En 1847, en Grande-Bretagne, Joseph Fry invente la recette qui consiste à mélanger de la poudre de cacao au beurre de cacao produisant ainsi un liquide plus onctueux qui peut être moulé pour obtenir des formes solides. Le procédé de Fry est ensuite amélioré et, toujours en Grande-Bretagne, Cadbury commence à vendre les premières boîtes de chocolats en 1861. Dans les années 1870, deux firmes canadiennes, Ganong (St-Stephen au Nouveau-Brunswick) et Moir’s (Halifax en Nouvelle-Écosse), commencent à produire des chocolats. Puis, l’entreprise Laura Secord, créée au début du 20e siècle et dont le siège social est à Toronto, ouvre une usine de chocolats à Montréal en 1920. Bien que les ventes augmentent généralement à Noël et à Pâques, il faut attendre autour de 1932 pour que soient vendues les premières boîtes de chocolats en forme de cœur pour la Saint-Valentin. Un examen rapide de quelques publicités parues dans La Presse de février 1937 révèle l’importance de la vente de chocolats durant cette période de l’année.

Les deux sœurs ouvrent donc en 1940 une entreprise avec un procédé original qui offre un produit qui jouit déjà d’une grande popularité. Peu de temps après l’ouverture, ces jeunes femmes sont par ailleurs confrontées à un défi de taille : le gouvernement canadien met en place le rationnement de guerre au début du mois de décembre 1941, limitant ainsi l’approvisionnement de l’entreprise en sucre et en beurre puisque les confiseries sont des produits non essentiels. En réponse à cette situation, les membres de la famille sont mis à contribution en apportant leurs propres rations de sucre et de beurre nécessaires à la confection des confiseries.

Mais l’entreprise tient bon. Dans un article publié en 1988, « Les deux mains dans le chocolat depuis 50 ans », on rapporte que la boutique de l’avenue du Parc où l’on fabrique 56 variétés de chocolats comprend une quinzaine d’employées, emballeuses, sauceuses, metteuses en boîte, et que toutes ont au moins 18 années d’expérience. Deux autres boutiques ont alors pignon sur rue, au 4144 rue Sainte-Catherine Ouest à Westmount (env. 1983–1994), et au 1520 rue Fleury Est, dans Ahuntsic (env. 1988–1992).

En 2011, on y trouve toujours 6 employés dont certains qui sont là depuis 30 ans et plus. Le succès de l’entreprise semble tenir aux méthodes artisanales pratiquées depuis près de huit décennies. Selon le communiqué annonçant la fermeture en décembre 2018, « les bouchées de Chocolats Andrée ont toujours été préparées dans l’atelier de l’arrière-boutique du 5328 avenue du Parc, parmi les tables de marbre, celles refroidies à eau et les fourneaux au gaz d’origine. »

Durant sa longue existence (1940–2018), la chocolaterie est passée entre les mains de trois générations de femmes. La cofondatrice, Madeleine Farand Daigneault, décédée en 2013, a d’abord transmis l’entreprise (et son savoir) à sa fille Nicole qui l’a gérée de 1986 à 1992 pour la reprendre par la suite. Sa petite-fille, Stephanie Saint-Denis, a dirigé Chocolats Andrée de 2007 à sa fermeture. Comptable agréée de profession, elle a cherché à réactualiser la chocolaterie dans le respect de la tradition, voulant « remettre cette chocolaterie sur la carte gourmande de Montréal » par un effort de marketing et communications et des partenariats avec différents organismes communautaires.

Cet entrepreneuriat familial « au féminin » fait figure de modèle. Car il a été démontré encore récemment que le taux d’échec lors du passage de la succession d’une entreprise familiale de la première génération à la suivante est généralement assez élevé (70%). Question préoccupante puisqu’en 2005 par exemple environ 80% des entreprises canadiennes sont des entreprises familiales et que les femmes représentent près de 28 % des entrepreneurs selon les données de l’enquête sur la population active des différents pays membres de l’OCDE durant la dernière décennie[2].

Les deux cofondatrices ont d’abord été locataires dans l’immeuble de 3 étages de l’avenue du Parc jusqu’à ce que le mari de Madeleine Farand, Aimé Daigneault, l’acquiert le 8 avril 1976. À la suite du décès de celui-ci en 1983, Madeleine, sa veuve, hérite de l’édifice. En 2010, Stephanie Saint-Denis se porte acquéreur de l’immeuble qu’elle vend à l’Organisation de la jeunesse Chabad Loubavitch en janvier 2019. La fermeture de la chocolaterie coïncide avec la vente de l’immeuble, au moment aussi où plusieurs employés de longue date annoncent une retraite prochaine.

Chocolats Andrée n’a pas disparu pour autant; le fonds de commerce étant vendu, les nouveaux acquéreurs ont rouvert la chocolaterie le 1er décembre 2019 dans de nouveaux locaux au 4440B rue Saint-Denis.

L’édifice du 5328-5330-5332 avenue du Parc a été construit en 1910, un triplex résidentiel dans une rue qui n’abritait aucun commerce avant 1912. Par la suite, des conversions commerciales de logements au rez-de-chaussée ont été effectuées graduellement tout au long du siècle. Chocolats Andrée en 1940 est le premier occupant commercial de son local. L’architecture de la façade revêtue de brique jaune mince semble avoir peu changé depuis la construction, mise à part une couche de peinture d’un gris bleuté qui recouvre la portion du bâtiment autrefois occupée par la boutique. Même sa vitrine principale a toujours les dimensions d’une fenêtre de résidence.


Recherche et rédaction : Rachel Boisclair, Laboratoire d’histoire et de patrimoine de Montréal, UQAM
Révision : Justin Bur, Mémoire du Mile End; Michelle Comeau, UQAM

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Notes

[1] Ainsi qu’en 1951, « pour grimper à 10 % en 1961, à 13 % en 1971 avant de monter en flèche jusqu’à 22 % en 1981. Bien que les informations pour 1971 et 1981 soient plus hypothétiques que celles des autres recensements, elles corroborent les conclusions de la plupart des auteurEs qui, des années 1980 à nos jours, observent une hausse exponentielle du nombre de femmes à la tête des entreprises québécoises et canadiennes dans les dernières décennies du XXe siècle. » Philomène Gallez, Des exceptions qui confirment les règles? L’entreprenariat au féminin à Montréal, 1920-1980, doctorat (histoire), Université Libre de Bruxelles et Université de Montréal, 2017, p. 76-77.

[2] Vivi Koffi et Jean Lorrain, « L’intégration du successeur dans l’équipe de gestion des entreprises familiales : le cas des femmes chefs d’entreprise », Revue internationale P.M.E., vol. 18, no 3-4, 2005, p. 73-92


Sources principales (séquence chronologique)

Jeanne Desrochers, « Un chocolat artisanal pur beurre, pure crème », La Presse, 19 mars 1980, p. E1

Suzanne Colpron, « Les deux mains dans le chocolat depuis 50 ans », La Presse, 3 avril 1988, p. A3

Isabelle Massé, « Chocolats Andrée. Les prochains Noël du chocolatier », La Presse, 7 novembre 2011, p. D3 (Affaires)

Claude Turcotte, « Histoire de femmes et de chocolat », Le Devoir, 19 décembre 2011, p. B3

Marie-Josée Boucher, « Le choix du chocolat », CAmagazine, juin-juillet 2012, p. 8

Marielle Rougerie, « Une chocolatière hors de l’ordinaire. Madeleine Farand-Daigneault 1915-2013 », La Presse, 18 mai 2013, p. F16 (nécrologie)

Joanne Burgess, « Histoire avec Joanne Burgess : Le chocolat de Saint-Valentin », dans Les Éclaireurs, Radio-Canada Première [chaîne radio], chronique radiophonique de 9 min 39 s diffusée le 13 février 2018

« Chocolats Andrée fermera ses portes le 31 décembre, Institution montréalaise ouverte depuis 1940 », communiqué de presse, 13 décembre 2018.

Résurrection de Chocolats Andrée, montrealinfo.com, 28 novembre 2019