Des familles fondatrices du Mile End


par Justin Bur

À l’époque rurale du Mile End, jusqu’à la fin du 19e siècle, peu de propriétaires possédaient les terrains sur lesquels notre quartier allait un jour être construit. Parmi ces propriétaires, deux familles se démarquent par l’étendue de leurs propriétés, leur stabilité de génération en génération, et l’influence qu’elles ont exercée sur le développement du secteur. Du côté ouest de la rue Saint-Laurent, il y avait la famille Bagg, anglophone et protestant. En face, de l’autre côté de la rue se trouvait le domaine des Beaubien, francophones et catholiques. J’ai déjà parlé des deux familles dans cette chronique – les Bagg en connexion avec les origines du nom Mile End, les Beaubien en discutant du chemin de fer. Faisons donc un peu d’histoire familiale.

Pierre Beaubien est né en 1796 près de Nicolet. Il a fait des études en philosophie avant d’embarquer pour la France où il a étudié la médecine – profession qu’il a pratiquée le reste de sa vie. De retour au Bas-Canada, il épouse en 1829 Marie-Justine Casgrain, veuve de Charles Butler Maguire. Si ces noms sont familiers dans la toponymie du quartier, ce n’est pas par hasard! La carrière de Pierre Beaubien a été variée; en plus de sa pratique médicale, il a servi comme député et comme conseiller municipal à Montréal.

Suite à l’incorporation du village de Côte-Saint-Louis en 1846, Beaubien voit l’occasion de contribuer à son développement. Propriétaire de terrains bien situés un peu à l’ouest du village des carriers, il offre plusieurs lots à l’évêque de Montréal, Monseigneur Ignace Bourget, pour la construction d’une église et d’institutions religieuses. Une modeste chapelle marque initialement l’emplacement où sera ouverte, à Noël 1858, l’église Saint-Enfant-Jésus.

Parmi les nombreux enfants de Pierre Beaubien et Marie-Justine Casgrain, le plus important pour notre quartier était Louis, né à Montréal en 1837. Louis Beaubien était journaliste et, comme son père, homme politique intéressé particulièrement par les questions d’agriculture et de développement économique. Il s’est allié aux grands promoteurs du chemin de fer, l’outil de développement privilégié de la deuxième moitié du 19e siècle. Comme on a vu, c’est grâce à lui que le chemin de fer des Laurentides et du Pacifique grimpe jusqu’au Mile End avant de se rendre à son terminus dans l’est de Montréal. C’est Louis qui a fait le premier lotissement du Mile End près de l’église, ce qui a créé la partie plus ancienne à l’est de notre quartier. Il a participé activement au développement industriel du Mile End – Louis Beaubien a fondé la brasserie Frontenac, dont le bâtiment en forme de château a longtemps côtoyé la gare du Mile End. (La brasserie elle-même a été fusionnée avec Canadian Breweries (Carling) en 1952.)

En parallèle à ses activités dans le Mile End, Louis Beaubien a participé à l’incorporation de la ville d’Outremont en 1875. Son épouse, Suzanne Lauretta Stuart, était la petite-fille du romancier Philippe Aubert de Gaspé. Leur fils ainé Joseph a été pendant une quarantaine d’années maire d’Outremont.

Retournons en arrière pour suivre le fil de l’autre famille fondatrice. Dans les années 1790, Phineas Bagg, originaire du Massachusetts, veuf avec ses enfants, immigre au Bas-Canada. Il tient une auberge à La Prairie, sur la rive sud. À partir de 1810, Phineas et son fils ainé Stanley exploitent l’auberge du Mile End. Stanley et son frère Abner participent à la construction du canal de Lachine et d’autres grands travaux publics. Abner exploite une brasserie à La Prairie, puis une entreprise de chapeaux à Montréal. Stanley transporte des munitions pour l’armée britannique pendant la guerre de 1812. Plus tard, il dirige une entreprise de coupe du bois dans la vallée du Châteauguay pour l’exportation vers l’Angleterre. Il s’est même présenté au parlement, dans une élection partielle de 1832 qu’il a perdue de 4 voix. Cette élection, qui s’est déroulée sur une période de 23 jours, a connu une fin tragique; l’avant-dernier jour, trois partisans de son adversaire du parti Patriote ont été tués par des soldats britanniques, un incident précurseur des rébellions de 1837.

C’est quand même autour du Mile End que Stanley Bagg a passé la majeure partie de sa vie. En plus de l’auberge qu’il a exploitée avec son père, il a fait construire une piste de courses de chevaux sur une partie des terrains appartenant à John Clark, propriétaire de l’auberge. John Clark, originaire du comté de Durham en Angleterre, était boucher et, de plus en plus, grand propriétaire foncier. Il habitait au Mile End Lodge, situé sur la rue Saint-Laurent un peu au sud de Duluth. Sa fille Mary Ann a épousé Stanley Bagg en 1819 et le couple a emménagé à Durham House, leur cadeau de mariage, situé au coin de Saint-Laurent et Prince-Arthur sur le site de la banque TD. John Clark, voulant assurer la pérennité de son héritage, l’a laissé non pas à sa fille et son mari, mais à leur fils unique, Stanley Clark Bagg.

Stanley Clark Bagg a fait partie de la haute société anglophone montréalaise de la deuxième moitié du 19e siècle. Il mène une carrière de notaire et de juge de paix. Il était président fondateur de la Société de numismatique et d’archéologie de Montréal (plus tard le château Ramezay). Il tire d’importants revenus des propriétés qu’il a héritées de son grand-père, localisées en Angleterre aussi bien que sur l’île de Montréal. Il épouse en 1846 Catharine Mitcheson, originaire du quartier Fairmount à Philadelphie. Le couple fait construire une villa sur la rue Sherbrooke dans le Golden Square Mile appelée Fairmount Villa. (La maison a été démolie pendant les années 1940 pour redresser et élargir la rue Saint-Urbain.)

Stanley Clark Bagg meurt à 52 ans, emporté par le typhus. Son fils, Robert Stanley Bagg, est obligé de prendre en main la gestion du vaste patrimoine, ce qu’il accomplit pendant un peu plus de 20 ans avant de confier la tâche à une compagnie de fiducie. C’est lui qui s’associera avec des promoteurs immobiliers pour lotir tout l’ouest du Mile End en créant un quartier appelé initialement l’Annexe de Montréal – en rappel du quartier du même nom à Toronto. Le quartier devait être prestigieux et luxueux, mais c’est plutôt Outremont qui lui a raflé ce titre. Il est devenu diversifié, accueillant toutes les langues et tous les niveaux économiques – un espace de vie des plus attachants pour les familles d’aujourd’hui.


En plein dans le «Mile»
Radio Centre-Ville / programme 5: vendredi 19 avril 2013
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Capsule historique par Justin Bur pour Mémoire du Mile End