La cour ferroviaire


par Justin Bur

Lors de la capsule historique sur le chemin de fer dans le Mile End, j’ai mentionné en passant que le Champ des possibles est une ancienne cour ferroviaire. Cette fois-ci, nous explorons l’histoire du champ et de ses alentours en plus de détail.

La voie ferrée, ouverte en 1876, relie d’abord l’île de Montréal aux Laurentides. Dix ans plus tard, la ligne est prolongée jusqu’à l’océan Pacifique. Jusqu’en 1898 les trains pour la côte ouest passaient par la gare du Mile End. C’était d’ailleurs un arrêt assez important pour la banlieue-en-devenir du nord de Montréal, jusqu’à ce qu’on déménage le service voyageurs en 1931 à la nouvelle gare Jean-Talon au bout de l’avenue du Parc.

La première présence ferroviaire dans le Champ des possibles a été un embranchement construit pour desservir le terrain des expositions agricoles et industrielles. Plus d’un siècle avant l’Expo 67, inspirés par le majestueux Palais de cristal de Londres, des Montréalais avaient érigé un palais semblable sur la rue Sainte-Catherine, en face de l’actuel centre Eaton. Ce site étant convoité à d’autres fins, en 1878 on démonte et reconstruit le Palais de cristal sur un grand terrain du Mile End, près du coin actuel du boulevard Saint-Joseph et de l’avenue du Parc. De là, l’embranchement ferroviaire faisait une courbe derrière l’église Saint-Enfant-Jésus pour rejoindre la ligne principale entre les avenues de Gaspé et Henri-Julien – ce qui est maintenant la ligne de démarcation entre les mégastructures et le champ. Hélas, un incendie a détruit le palais en 1896.

Pendant ces premières années de la voie ferrée, elle passait à travers une campagne peu développée, les villages du Mile End étant situés un peu plus au sud. Les sœurs carmélites, arrivées dans le quartier en 1896, pouvaient encore espérer retrouver la tranquillité et le silence dans leur monastère en bordure de la voie ferrée. Elles ont dû être déçues par les changements qui n’ont pas tardé à arriver!

La première grande industrie aux abords du chemin de fer était un autre transporteur: la Montreal Street Railway Company, ancêtre de la Compagnie des tramways, qui a établi en 1895 du côté ouest de la rue Saint-Denis une remise de tramways et des ateliers. Une partie du site sert encore, d’ailleurs, comme garage d’autobus de la STM. Quelques années plus tard, une manufacture de câblage électrique s’installe à côté. L’entreprise n’existe plus, mais son usine – plusieurs fois agrandie – existe encore. Le rez-de-chaussée sert encore à des fins industrielles, bien que les étages supérieurs soient en voie de conversion.

La fonction industrielle est vigoureuse dans le secteur pendant la première moitié du 20e siècle. La compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique établit un réseau de voies de desserte locales en marge de son emprise et même dans certaines rues avoisinantes, comme de Gaspé ou Henri-Julien. Plusieurs cours sont établies pour entreposer le matériel ferroviaire: celle d’Outremont, la plus grande, qui a fermé il y a seulement quelques années, mais aussi des plus petites près des rues Beaubien et Saint-Grégoire.

Et bien sûr, celle sur le futur site du Champ des possibles. En 1907, le CP achète de la Ville l’emprise de l’avenue Alma au sud de la voie ferrée principale. L’embranchement qui desservait jadis le terrain des expositions est entouré de dizaines de voies en diagonale, comme les arêtes d’un poisson. Presque tout l’espace entre Henri-Julien et de Gaspé, jusqu’à la rue Maguire, est rempli de bouts de voie ferrée pour créer la Cour Saint-Louis.

D’autres industries arrivent: la brasserie Frontenac, située à côté de la gare dans un immeuble pittoresque conçu pour rappeler un château, propriété de la même famille Beaubien qui avait poussé pour la construction initiale de ce chemin de fer; la cour à bois Villeneuve, établie pour vendre les produits de sa scierie dans les Laurentides auprès des gens qui construisaient les nouvelles maisons du Mile End; deux usines de pianos – Pratte sur Saint-Laurent, et Craig sur Saint-Viateur; des usines de vêtements; des laiteries; plusieurs compagnies d’automobiles; une imprimerie; une usine d’embouteillage de Coca-Cola, une fabrique de pâtes Catelli, des usines de traitement de viandes; des boulangeries… et j’en passe. Il y a eu aussi des usages moins élégants comme une cour à ferraille et une usine d’asphalte. La Sicily Asphaltum Paving Company, située coin sud-ouest de Saint-Viateur et de Gaspé, avait une voie de desserte privée dont le tracé est encore marqué par l’immeuble de brique rouge derrière le champ, dont le mur courbe forme une pointe avec l’avenue de Gaspé…

Imaginez-vous, au milieu de toute cette pagaille industrielle, toute la fumée et la pollution, les Sœurs carmélites tentaient encore de vivre le recueillement et la contemplation, tandis que les jeunes catholiques du quartier se ressemblaient pour des activités sportives et culturelles au Patro Le Prévost, qui a occupé pendant plus de 60 ans le site de l’actuel aréna Saint-Louis. Le zonage de l’époque ne faisant pas de cas de la mixité extrême des usages, quelques maisons en rangée osaient aussi côtoyer les usines.

Tout a changé à partir des années 1960. La construction du réseau autoroutier a permis aux industries de passer au transport par camion et de se relocaliser plus loin de la ville dans des espaces plus grands et modernes. Les transporteurs ferroviaires partout en Amérique du Nord se sont retirés de la desserte locale de petites industries, préférant se concentrer sur les conteneurs et les matières volumineuses. Les villes aussi ont agi, voulant récupérer à d’autres usages ces espaces malsains si proches des quartiers résidentiels.

Dans notre quartier, la cour Saint-Louis est démontée peu à peu. Les terrains libérés ont servi à une tentative de consolidation de l’industrie du vêtement: c’est pour ça que les mégastructures en béton ont été construites entre 1965 et 1975. Si proche de la voie ferrée, aucune d’entre elles n’est desservie par rail; seuls les camions peuvent y faire des livraisons. L’industrie du vêtement, à son tour, est partie ailleurs – dans ce cas, hors de la ville, hors du pays – et les mégastructures devenues presque vacantes ont accueilli de nombreux artisans et artistes qui cherchaient des grands locaux pas trop dispendieux pour y aménager leur atelier.

Une autre ancienne usine de vêtements, l’édifice Peck au coin de Saint-Laurent et Saint-Viateur, accueille la compagnie de logiciels Discreet Logic en 1993. Cette entreprise déménage dans Griffintown en 1997 et ses locaux sont repris par une autre société d’informatique, Ubisoft. Après plusieurs agrandissements, Ubisoft est devenu le plus grand employeur du quartier.

Alors, d’espace délaissé par l’industrie et les voies ferrées, le Champ des possibles est devenu un espace de détente et de nature, défendu par les Amis du Champ des possibles, et maintenant reconnu par la Ville. Les Carmélites ont enfin un voisin tranquille!


En plein dans le «Mile»
Radio Centre-Ville / programme 6: vendredi 26 avril 2013
Écoutez les émissions sur SoundCloud

Capsule historique par Justin Bur pour Mémoire du Mile End