5434-5438, 5440-5444, 5452(-5454), 5456-5462 avenue de l’Esplanade
Dans certaines parties de Montréal, les maisons en rangée sont plutôt uniformes, des triplex d’un coin de rue au suivant. Le Mile End a quelques bouts de rue de ce genre. Mais notre quartier a commencé son développement avant que le triplex devienne l’habitation typique de la ville. Parfois c’est le duplex – deux appartements superposés – qui prédomine, surtout dans les rues à l’est du boulevard Saint-Laurent. Dans les parties les plus anciennes du projet immobilier Montreal Annex – donc entre Fairmount et Saint-Viateur, sur Durocher, Hutchison, Jeanne-Mance, Esplanade et Waverly – le promoteur initial avait insisté, au début des années 1890, sur la construction de maisons unifamiliales. Par la suite les constructeurs nous ont légué un mélange hétéroclite d’unifamiliales, de duplex, de triplex et autres formes. Et non seulement le nombre d’étages et l’assemblage des logements varient d’un édifice à un autre, mais aussi les styles architecturaux et les matériaux de construction.
Du côté ouest de l’avenue de l’Esplanade, juste au sud de la rue Saint-Viateur, se trouvent trois bâtiments résidentiels qui se distinguent du lot, entre les adresses 5434 et 5462. Bien qu’ils soient tous trois d’une facture différente, ils ont été construits entre 1898 et 1906 par le même promoteur : Hubert Forgues (1849–1925).
La vie de Hubert Forgues (Forgue à sa naissance) est un portrait de l’ascension sociale légendaire nord-américaine. Né à Saint-Jean-sur-Richelieu, fils de cultivateur, il grandit sur une ferme à Saint-Bruno. Il devient menuisier, puis constructeur, détaillant et promoteur. À une époque où la grande majorité des maisons sont construites par une pléthore de petits entrepreneurs qui construisent moins de 10 maisons chacun[1], Forgues fait figure de constructeur majeur. Il finit sa vie dans une maison cossue qu’il a construite lui-même à Outremont; sa nécrologie dans La Presse apparaît sous le titre « Outremont perd un de ses pionniers ».
Il arrive à Montréal dans la vingtaine, où il se marie à la cathédrale en 1873. Se construisant une petite maison dans un nouveau lotissement (dans ce qu’on appelle aujourd’hui la Petite-Bourgogne), il fait nommer sa (petite) rue avec son nom : avenue Forgue[2]. Il commence sa carrière de contracteur en construction associé avec un certain Joseph Coutu. Mais les affaires ne tournent pas rond et très rapidement, c’est la faillite, survenue à la fin de 1878. Sa maison est saisie pour payer les dettes et Forgue doit retourner à la campagne. La loi lui interdit de se relancer en affaires ou de posséder un immeuble avant d’obtenir sa décharge, approuvée par la cour et ses créanciers, ce qu’il obtient enfin en 1885.
Le deuxième chapitre de la carrière de Hubert Forgues, si moins fulgurant, est mieux réussi. Il s’installe à Saint-Henri où il bâtit des maisons – et il bâtit sa réputation. En 1891, il achète un terrain rue Agnes, non loin du parc Saint-Henri, où il construit la maison où il habitera pendant 8 ans. En 1898, il met des publicités dans les journaux : « Monsieur Hubert Forgues est certainement le contracteur le plus en vue de St-Henri et les constructions par lui entreprises sont là pour prouver ses mérites. » Après ces débuts, il se lance dans les quartiers plus huppés du nord de la ville.
En 1897, Forgues travaille sur un projet avec un architecte – situation plutôt rare à son époque pour un constructeur de maisons en rangée selon l’usage en vigueur. Sylva Frappier, alors en début de carrière (plus tard il deviendra l’architecte en chef des travaux publics du gouvernement du Québec) engage Forgues pour construire une paire de triplex pour Ernest Brégent, un peintre-décorateur d’origine française, dans la paroisse Saint-Louis-de-France, un secteur désirable aux environs du square Saint-Louis. Les maisons portent aujourd’hui les adresses 3631–3641 avenue Coloniale. Avec leurs façades en pierre grise, un escalier central monumental, des loggias au 3e étage et une toiture en fausse mansarde, ces maisons se distinguent de leurs voisins.
La même année, Sylva Frappier et son frère achètent un lot dans ville Saint-Louis (Mile End) sur la rue Saint-George (avenue de l’Esplanade) juste au nord de la rue Saint-Viateur (lot a sur la carte ci-contre), où ils font construire une paire de cottages en brique rouge dans le style appelé « Queen Anne[3] », chacun arborant une tourelle carrée au-dessus de sa galerie (5558 et 5564 av. de l’Esplanade). En 1898, ils achètent trois autres lots de part et d’autre de Saint-Viateur (b, 1, c). Sur le lot au coin sud-ouest (b), ils construisent une paire de duplex. Cyprien Gélinas, l’un des derniers maires de Saint-Louis, choisit en 1902 d’y habiter : on voit sa maison dans une photo de journal de 1909. (L’édifice est profondément transformé avec l’ajout d’un étage, devenant en 1913 le bloc commercial-résidentiel existant aujourd’hui (5470–5476 av. de l’Esplanade et 200–206 rue Saint-Viateur Ouest).) Hubert Forgues ne semble pas impliqué dans ces projets; mais il achète un des lots des frères Frappier (1) où il se construit en 1898 une paire de duplex en continuité avec les leurs (5456–5462 av. de l’Esplanade). C’est le début de sa période Saint-Louis : s’y installant personnellement, il ne revendra pas cette propriété avant 1909. Sylva Frappier a clairement donné le ton de ce coin de rue; peut-être qu’il a présenté des idées architecturales à Forgues, peut-être que Forgues s’est inspiré d’autres maisons du style Queen Anne alors en vogue. Ces maisons ont chacune une entrée principale décentrée sous une arche romane surdimensionnée. Le toit en fausse mansarde est percé de deux lucarnes coiffées de pignons flamands, l’un à volutes et l’autre à redents. La façade est en pierre grise, avec un contraste entre la pierre taillée lisse et la pierre bosselée. Le groupe de maisons Frappier–Forgues s’accorde avec le souhait initial des promoteurs du quartier « Montreal Annex » en 1891 de bâtir « a strictly high-class suburb » privilégiant les maisons prestigieuses. Dans le contexte réel de 1898, cet ensemble devait se démarquer parmi ses voisins moins ostensibles. Fin 1902, Hubert Forgues achète le lot vacant à côté de ses duplex (2), où il construit un cottage à deux étages pour compléter la rangée. Cette maison (5452 av. de l’Esplanade), terminée en 1904, est moins exotique que les maisons voisines : sa grande baie en saillie surmontée d’un toit conique est un élément qu’on trouve plus souvent dans le quartier. Le toit est toujours en fausse mansarde et la façade en pierre grise lisse et bosselée. Forgues lui-même y emménage; ce sera sa dernière résidence à Saint-Louis. La moitié sud du lot est occupé par son atelier de menuiserie et une cour (le triplex actuel (5446–5450) ne sera construit qu’en 1924).Deux ans plus tard, Forgues entreprend un projet spéculatif sur le lot suivant (3) : il y construit deux triplex en 1905 et 1906 qu’il revendra rapidement après. Ces édifices plus imposants que leurs voisins sont revêtus de brique rouge, avec un chainage d’angle décoratif en pierre. Les deux forment un ensemble symétrique. Leurs escaliers extérieurs vers le deuxième étage s’élancent en ligne droite vers les portes protégées par des alcôves. De part et d’autre des escaliers centraux, deux fenêtres de forme ovale ponctuent le mur. À gauche et à droite, la façade fait de larges avancées vers le trottoir; du côté nord, l’avancée est traitée comme une tour d’angle avec un couronnement pyramidal. Comme avec les autres maisons de Forgues, le toit est en fausse mansarde.
Ces triplex ont été construits en même temps que l’église anglicane de l’Ascension, avenue du Parc (aujourd’hui la bibliothèque Mordecai-Richler), dont l’architecte est Howard Colton Stone pour qui Forgues avait travaillé sur un projet commercial, rue Sainte-Catherine. Étant donné ces coïncidences, il est tentant d’imaginer que Stone aurait pu conseiller Forgues sur le design des triplex (mais la documentation fait défaut).La carrière de Forgues va bien dans cette première décennie du 20e siècle. Il travaille sur une variété de projets avec un troisième architecte, Joseph Sawyer, notamment sur la caserne de pompiers no 18 au coin des rues Boyer et Beaubien (1905; démolie). Il s’associe avec Georges Lebel, commerçant de bois, pour former l’entreprise Lebel & Forgues alliant la construction et la vente de matériaux de construction. Et finalement en 1909, à la veille de l’annexion de Ville Saint-Louis à Montréal, Hubert Forgues fait le saut à Outremont, avenue Elmwood à côté du parc Outremont, où il passera la fin de sa carrière et le reste de sa vie.
Quant aux maisons de l’avenue de l’Esplanade, elles ont suivi de près les tendances démographiques et économiques de l’ouest du Mile End. Le secteur était majoritairement anglophone protestant avant la Première Guerre mondiale, ensuite juif est-européen entre les deux guerres. Après la Deuxième Guerre mondiale, le quartier accueille de nouveaux arrivants de partout au monde, notamment de la Grèce (l’avenue du Parc étant le cœur de la communauté gréco-montréalaise des années 1960 et 70). À partir des années 1980, le niveau socioéconomique augmente et les noms francophones apparaissent de plus en plus. L’une des maisons des frères Frappier au nord de Saint-Viateur (a, côté nord) a servi comme maison de chambres, puis comme maison d’étude pour un groupe juif hassidique; aujourd’hui, rénovée, elle a été divisée en deux copropriétés. Sa jumelle a été subdivisée pour accueillir un local commercial et des appartements au-dessus. Les grands triplex en brique rouge de Forgues (3) sont depuis les années 1990 des copropriétés, tandis que ses duplex (1) sont demeurés des logements locatifs. La maison de Forgues au 5452 (2), longtemps divisée en deux appartements, est depuis 2012 redevenue unifamiliale. L’ensemble fait partie d’un paysage urbain dynamique à côté de la très animée rue Saint-Viateur, contribuant à façonner l’identité du Mile End.
Recherche : Rachel Boisclair, Laboratoire d’histoire et de patrimoine de Montréal, UQAM
Recherche supplémentaire et rédaction : Justin Bur, Mémoire du Mile End
Notes
[1] David Hanna, Montreal, a city built by small builders (Ph.D. thesis, McGill, 1986), ch. 5, en particulier le tableau 5.2.
[2] La rue disparaitra en 1938, emportée par une expansion de l’emprise ferroviaire voisine du CN – elle-même supprimée en 1982. Aujourd’hui, le parc Prudence-Heward se trouve 30 m au sud de l’emplacement de l’avenue Forgue.
[3] Style très populaire dans les années 1880 et 1890 pour l’architecture résidentielle en Grande-Bretagne, aux États-Unis et au Canada, associé notamment à l’architecte britannique R. Norman Shaw. Voir Leslie Maitland, Le style Néo-Queen Anne dans l’architecture au Canada, Ottawa : Service des parcs, Environnement Canada, coll. « Études en archéologie, architecture et histoire », 1990 (téléchargeable à partir de http://parkscanadahistory.com/series/saah/index.htm)
Sources principales
À part les liens dans le texte, cette recherche est basée sur
- Registre foncier du Québec
- annuaires Lovell (BAnQ)
- Recensements du Canada, 1861, 1871, 1881
- actes de l’état civil (Collection Drouin)
- articles de journaux historiques (BAnQ)
- rôles de valeurs locatives (AVM)