L’épicerie des frères Levine


L’épicerie Levine, quand elle était située au 250 rue Saint-Viateur Ouest, en 1975. Photo : James Forrester.

Pendant plus de 40 ans – de 1948 jusqu’au début des années 1990 –, les frères Chaïm et Nathan Levine ont tenu une épicerie à différentes adresses de la rue Saint-Viateur. Ils étaient des personnages bien connus du quartier, notamment pour leur livraisons à vélo, beau temps, mauvais temps. Au cours du printemps 1979, des résidents du Mile End se sont mobilisés pour empêcher leur éviction en raison de l’agrandissement du restaurant voisin.

Le 22 avril 1979, un groupe de manifestants bloque la rue Saint-Viateur à la hauteur de la rue Jeanne-Mance. Des musiciens et des danseuses occupent le milieu de la rue tout en distribuant des tracts aux passants. Ils appellent au boycottage du restaurant grec Arahova, voisin de l’épicerie Levine. Les frères Levine ont reçu un avis d’expulsion pour le 1er mai, car le restaurant, qui a acheté leur immeuble deux ans plus tôt, veut s’agrandir. Le porte-parole des manifestants, Max Gertel, explique que le restaurant de souvlakis, minuscule casse-croûte au départ, a déjà pris la place d’une boucherie et d’une buanderie, et que, maintenant, il s’en prend à une institution du quartier : « La plupart des gens qui vivent aux alentours n’ont pas d’auto, dit-il, et ils aiment pouvoir faire leurs courses à deux pas de chez eux. » Max Gertel ajoute que « les résidents du quartier aiment à se rencontrer à l’épicerie Levine, qui est devenue un lieu de rendez-vous, d’échange[1]. » Selon lui, les clients d’Arahova sont surtout des personnes « issues des classes moyennes, venues d’ailleurs, qui veulent passer un bon moment dans un quartier ethnique. Personne dans le voisinage ne met les pieds là[2]. »

Quelques jours plus tard, un journaliste situe la controverse dans le contexte des transformations du quartier. Il était surtout anglophone, irlandais et juif lorsque les frères Levine ont ouvert leur épicerie pendant les années 1940 ; les restaurants étaient alors peu nombreux, car les gens mangeaient à la maison ou apportaient leur boîte à lunch. D’autres vagues d’immigrants, poursuit-il, sont arrivées pendant les années 1960 : Grecs, Italiens, Portugais, amenant dans leur sillage leur musique, leur religion et leur nourriture. Selon le journaliste, c’est maintenant au tour des jeunes à la recherche de logements à bon marché de transformer le quartier. Artistes, étudiants et professeurs, ce sont eux, conclut-il, qui sont derrière la mobilisation pour sauver l’épicerie[3].

Conforté par la pétition signée par quelques centaines de personnes, Nathan Levine refuse de quitter les lieux même après l’échéance du 1er mai. Des sympathisants veulent ajouter une galerie d’art dans son magasin et organisent un vernissage après avoir peint une murale à l’intérieur. Pris de court, le propriétaire d’Arahova s’adresse aux tribunaux pour obtenir une injonction. Ceux-ci n’auront cependant pas à trancher : un compromis est trouvé lorsque les frères Levine trouvent un nouveau local rue Saint-Viateur, un coin de rue plus à l’est. Leur épicerie y restera active jusqu’au début des années 1990. Leur local est maintenant intégré dans espace commercial plus vaste où plusieurs restaurant se sont succédé depuis les 30 dernières années. Quant à Arahova, qui est devenu une chaîne avec plusieurs succursales, il occupe tout le côté sud de la rue Saint-Viateur entre la rue Jeanne-Mance et la ruelle de l’avenue du Parc.

Nathan et Chaïm Levine, après leur déménagement, 204 rue Saint-Viateur Ouest, 1985. © Michel Élie Tremblay.

[1] Martha Gagnon, « Rue Saint-Viateur, des résidents protestent contre le ‟progrès” », La Presse, 24 avril 1979, p. C17.
[2] « Dancers protest restaurant plan », The Gazette, 23 avril 1979, p. 3.
[3] Terry Chruscinski, « St. Viateur residents try to save their favorite corner variety store », The Gazette, 30 avril 1979, p. 21.