Maison Rienzi-Athel-Mainwaring


1892 villa Mainwaring

La résidence de M. Mainwaring, avenue du Parc. Extrait d’un prospectus, vers 1892. BAnQ P488,S1,P1

À la place de l’immeuble du 5253 avenue du Parc se dressait la première maison construite sur l’avenue du Parc au nord de l’avenue Mont-Royal. Son destin est particulièrement représentatif des mutations que connaît le Mile End au 20e siècle. En 1892, l’agent d’immeuble torontois Rienzi Athel Mainwaring se fait bâtir une luxueuse villa. Elle doit lui permettre de faire la promotion de son projet immobilier Montreal Annex, une banlieue destinée à la bourgeoisie dont l’avenue du Parc sera le fleuron. La construction d’immeubles à appartements depuis les années 1910, le changement de zonage de l’avenue du Parc à partir de 1913 – l’ouverture de commerces y est désormais autorisée – et son caractère d’artère de transit nord-sud importante, la rendent moins attrayante pour les notables qui préfèrent s’installer dans la banlieue voisine d’Outremont. Au cours du 20e siècle, la résidence Mainwaring passe entre diverses mains et est subdivisée en appartements. Au printemps 1973, devenue une maison de chambres particulièrement insalubre, elle subit le même sort que celui de nombreux immeubles dans le Mile End au cours des années 1970 : elle est détruite par un incendie d’origine probablement criminelle.

Un nouveau bâtiment construit sur ce site héberge dès 1982 la bibliothèque multiethnique du Mile End. C’est la résurgence du toponyme « Mile End » qui avait presque disparu de la mémoire des Montréalais et le début du renouveau d’un quartier qui avait été perçu comme une des « zones grises » de Montréal dont les promoteurs du renouveau urbain rêvaient la destruction.


En 1891, un agent d’immeuble torontois, Rienzi Athel Mainwaring, déménage à Montréal pour y faire la promotion d’un projet immobilier prestigieux, Montreal Annex. Avec son associé, Clarence J. McCuaig, il rêve de transformer ce qui est aujourd’hui l’est d’Outremont et l’ouest du Mile End en l’une des plus prestigieuses banlieues montréalaises. Son épine dorsale doit être la future avenue du Parc : réservée exclusivement aux résidences de grande classe, toute activité commerciale y est interdite.

Pour faire la promotion du projet, Mainwaring s’y fait construire une vaste demeure bourgeoise en 1892. Il en confie la conception à Knox & Elliott, une prestigieuse firme d’architectes torontoise, au coût de 30 000$, une somme considérable alors. C’est en quelque sorte une maison-modèle, isolée dans un secteur alors complètement rural, et qui doit préfigurer le développement imaginé par ses promoteurs. À bien des égards, son histoire a valeur de symbole des mutations du Mile End au cours des décennies suivantes. En effet, les rêves de McCuaig et Mainwaring se heurtent à une série d’obstacles : le marché immobilier montréalais est paralysé par une récession qui dure jusqu’à la fin de la décennie ; l’arrivée du tramway électrique est retardée de plusieurs années et la «prestigieuse» avenue du Parc demeure un chemin de gravier mal entretenu jusqu’au début du 20e siècle.

Mainwaring n’y habite probablement jamais – tout au plus, il la prête le dimanche à la congrégation méthodiste du quartier naissant et y héberge son jardinier – avant de s’en départir en juillet 1893. En 1895, un créancier du propriétaire fait saisir la maison par le shérif. Lorsque l’affaire est enfin résolue en 1898, la famille Bagg, qui a vendu à McCuaig et Mainwaring une partie des terres du nouveau quartier et qui détenait une hypothèque sur la propriété, en prend possession et la loue. Elle est vendue en 1905 à un prospère avocat canadien-français, qui y demeure jusqu’en 1914. Grâce au boom immobilier du début du 20e siècle, l’avenue du Parc semble enfin avoir pris son essor et la construction d’autres résidences luxueuses, comme celle de l’architecte Joseph Perrault située juste en face (1904) ou celle du pharmacien Hercule Guerin (1908), sa voisine immédiate au nord, fait que la résidence Mainwaring est désormais au cœur d’un noyau chic sur l’avenue du Parc.

Mais, l’annexion de ville Saint-Louis par Montréal en 1910 entraine des changements irréversibles. L’avenue du Parc est ouverte au développement commercial et se voit confirmée dans sa vocation d’importante artère de transit entre le centre-ville et le nord de Montréal. Les avocats, médecins et entrepreneurs qui en avaient fait leur lieu de résidence déménagent vers les rues plus tranquilles d’Outremont. La villa Mainwaring est revendue en 1918 au marchand J. O. Gareau, le propriétaire du magasin à rayons Le Mont Royal. Celui-ci la vend à son tour en 1925 et elle se voit subdivisée en neuf petits appartements. En novembre de cette même année, l’architecte Jean-Julien Perrault, le fils de Joseph, dépose les plans d’une annexe qui sera construite l’année suivante à l’arrière de la maison. Rebaptisé « Castle Inn Apartments », l’immeuble compte désormais 77 appartements et chambres !

Malgré ce changement de vocation, la première résidence construite sur l’avenue du Parc continuera d’avoir pignon sur rue jusqu’à ce que, dans la nuit du 8 avril 1973, un tragique incendie détruise l’édifice causant la mort d’au moins huit personnes (deux autres personnes dont les corps n’ont jamais été retrouvés sont considérées disparues). L’enquête du coroner et commissaire aux incendies qui suit révèle que cette tragédie était tout sauf un accident. Non seulement il s’agit probablement d’un incendie criminel, mais l’incompétence des fonctionnaires municipaux, qui ont fermé les yeux sur un taudis devenu une véritable « trappe à feu », n’a d’égal que la cupidité de propriétaires dénués de tout scrupule.

La maison Mainwaring, au lendemain de l'incendie du 8 avril 1973. Photo Jean Goupil, Archives du journal La Presse.

La maison Mainwaring, au lendemain de l’incendie du 8 avril 1973. Photo Jean Goupil, Archives du journal La Presse.

En effet, les propriétaires de l’immeuble se cachaient derrière un prête-nom. Joseph Longtin était payé 25 $ par le notaire Nathan Fish pour chaque document qu’il signait. Interrogé par le coroner, Longtin reconnaît en avoir ainsi signé récemment une douzaine sans avoir aucune idée de leur contenu. Les véritables propriétaires étaient en réalité Leon Berlin et Sydney Spinner. Ce dernier, failli non-libéré devant près d’un million de dollars à ses créanciers, n’avait pas le droit de posséder d’immeubles. Ce qui ne l’empêche pas, en utilisant des prête-noms, d’acquérir une douzaine d’édifices à Montréal en 1971-1972. Lors de l’enquête, Spinner avoue également que, seulement pour le Castle Inn, il a perçu 3 000 $ en loyers en février, le mois précédant l’incendie.

Courtier en immeubles, Leon Berlin a été propriétaire du Castle Inn pendant près de 10 ans. Il l’a vendu à Spinner – via le prête-nom – en 1971, mais toujours créancier hypothécaire, il en reprend possession un mois avant l’incendie. Trois jours avant l’incendie, Berlin acquiert une police d’assurance-incendie de 300 000 $ sur la propriété. Le concierge qu’il engage, Roméo Brunet, décrit ainsi l’état dans lequel se trouvait Castle Inn lorsque Berlin en a repris possession :

Les portes des chambres étaient arrachées, les matelas étaient déchirés, les meubles étaient empilés dans le bout des passages, les escaliers arrière étaient bouchés de vieux matelas, de vieilles chaises. […] L’odeur était terrible […], odeur qui se dégageait des vidanges accumulés, des tapis mouillés. Les enfants rentraient et sortaient par les châssis. Un grand nombre des appartements à l’intérieur, lorsque monsieur Berlin en a repris possession, étaient vides, non loués. C’était tout à l’envers […]. Les coquerelles sortaient de dessous les poêles […], de dessous les matelas. […] Dans certains appartements, il n’y avait plus de vitres.

Une locataire, Mary Nadon, témoigne à son tour. Elle explique avoir droit à une chambre gratuite en échange de menus travaux qu’elle fait pour le concierge. Elle affirme que c’est ce dernier et Leon Berlin qui lui ont demandé de mettre le feu à l’édifice. En larmes, elle déclare : «He was having all kinds of trouble with the building. The police were there nearly every night looking for people who were smoking marijuana and hashish and taking pills ». Mary Nadon ne pourra terminer son témoignage : elle est immédiatement interrompue par le procureur, qui affirme que ces graves accusations pourraient être préjudiciables à l’enquête criminelle en cours. Le coroner permet à Leon Berlin de se défendre. Celui-ci nie avoir demandé à Mary Nadon de mettre le feu, bien qu’il admette avoir souhaité, dans un moment de colère, voir l’immeuble brûler, mais ajoute-t-il, il s’exprimait de façon métaphorique.

Le 24 mai 1973, le coroner Paul-Émile L’Écuyer remet un rapport accablant. Il écrit que l’incendie est « probablement » d’origine criminelle, mais que la preuve ne peut en être établie avec certitude, malgré la présence de deux foyers distincts. Le coroner rejette également le témoignage de Mary Nadon, jugé peu crédible en raison de ses nombreuses contradictions. La veille de son témoignage, détenue à la prison Tanguay, Mary Nadon avait tenté de se suicider en avalant des médicaments.

Mais le coroner recommande le congédiement du chef de la prévention des incendies de la ville de Montréal, Maurice Lessard. L’enquête a démontré que l’immeuble aurait dû être condamné depuis longtemps en raison de la quantité impressionnante de violations au code de sécurité : absence de lumières d’urgence; système d’alarme défectueux; sorties de secours obstruées par des amoncellements de déchets; etc. Le service des bâtiments de la ville de Montréal ne s’en tire guère mieux : l’un de ses inspecteurs reconnaît s’être rendu sur les lieux à la suite de plusieurs plaintes, mais s’être contenté d’un coup d’œil sur le hall d’entrée et les corridors adjacents. Le fonctionnaire admet qu’il ne savait pas que vingt-et-une chambres ne disposaient d’aucune sortie de secours. Le coroner dénonce également la fraude aux assurances érigée en système. Il souligne que l’immeuble avait été assuré « bien au-delà de sa valeur réelle », « sans vérification aucune » :

En nous basant non seulement sur ce cas, mais sur une foule d’autres cas encore beaucoup plus patents de sur-assurance, constatés lors de nos enquêtes antérieures qui nous démontrent qu’il s’agit là d’une pratique courante, nous recommandons que les courtiers ou agents qui en échange d’une prime supérieure souscrivent ces polices soient passibles de poursuites pénales.

Si les recommandations du coroner concernant les fonctionnaires sont ignorées il en va autrement de celles concernant Leon Berlin et Sydney Spinner. Le coroner recommande qu’ils soient accusés de négligence criminelle  – non pas parce qu’ils sont à l’origine de l’incendie ou parce qu’ils ont tenté de frauder les assurances, accusations qui relèvent de l’enquête policière  – mais parce qu’ils ont sciemment laissé l’immeuble devenir une trappe à feu. Notant que de telles accusations seraient une première au Québec, Paul-Émile L’Écuyer écrit : « Je crois que les propriétaires ont une plus grande responsabilité envers leurs locataires que la seule perception des loyers. »

La couronne suit ces recommandations et porte des accusations de négligence criminelle contre Berlin et Spinner le mois de juillet suivant (l’enquête policière n’a pas débouché sur d’autres accusations). Mais les procédures s’enlisent dans une longue enquête préliminaire – plusieurs fois reportée – en octobre 1975, au terme de laquelle les avocats de Berlin tenteront de faire casser les accusations, en raison, selon eux, de la faiblesse de la preuve. Au début de l’année 1977, quatre ans après l’incendie, la cour supérieure déboute Berlin et ordonne que le procès aille de l’avant. Les accusations contre Spinner sont abandonnées en cours de route.

Le procès de Leon Berlin a finalement lieu à l’automne 1977. Dans son jugement, le juge reconnaît que la preuve a établi que lorsque la ville de Montréal a mis fin au système d’incinération dans ce genre d’immeubles, les locataires n’ont su que faire des vidanges; que le concierge et Leon Berlin savaient que les déchets étaient alors entassés dans le corridor conduisant à la sortie arrière de l’immeuble, à un des deux endroits où le feu a pris naissance, obstruant complètement la sortie. Mais il ajoute que la couronne n’a pas prouvé hors de tout doute que Berlin avait fait preuve « d’insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la vie ou de la sécurité d’autrui », car, même si l’accumulation de déchets contrevenait aux règlements municipaux, il n’a pu être déterminé par qui et comment l’incendie avait été allumé, et « l’accusé avait démontré son intention de remettre l’immeuble en meilleur état. » Leon Berlin est donc acquitté le 25 octobre 1977.

L’immeuble qui se situe aujourd’hui à l’emplacement de la résidence Mainwaring a été construit en 1976 pour héberger des bureaux. Rénové en 2002, il devient un édifice mixte, avec des copropriétés résidentielles aux étages. Il a aussi abrité, à partir de 1982, au rez-de-chaussée, la nouvelle bibliothèque multiethnique du Mile End avant qu’elle ne déménage en 1993 dans l’ancienne église de l’Ascension, un plus au nord. Le choix de nommer ainsi la bibliothèque – le district électoral avait été également baptisé Mile End l’année précédente – a contribué à la renaissance d’un nom et d’un quartier qui étaient en train de sombrer dans l’oubli de la mémoire montréalaise.


Voir également

Appartements Fairmount Court
Appartements Valmont
Collège rabbinique du Canada – Tomchei Tmimim
Magasin Le Mont Royal
Église de l’Ascension

 

[recherche et rédaction : Yves Desjardins; texte intro : Christine Richard; révision Justin Bur / première édition octobre 2016, révision avril 2019 / deuxième révision, janvier 2024.