« Nommer un lieu, c’est se l’approprier » : la renaissance d’un quartier nommé Mile End 1


(Ce texte est la conférence prononcée par Yves Desjardins, le 27 octobre 2017, dans le cadre du Forum d’histoire et de patrimoine de Montréal, « Découvrir la métropole par ses quartiers ». Le Forum était organisé conjointement par le Laboratoire d’histoire et de patrimoine de Montréal (UQAM), les Archives de la Ville de Montréal et la Fédération Histoire Québec.)

Mon intention est de montrer comment la réémergence de ce curieux toponyme montréalais, Mile End, est lié aux identités qui se tissent à l’échelle des quartiers, des bouts de rues, et des familiarités issues des relations de voisinage. Ces micro-identités qui se forment aux interstices et aux marges des « grandes » identités, ethniques, nationales ou encore religieuses. Je veux également explorer le rôle de l’institution paroissiale, qui a servi de pôle identitaire pendant plus d’un siècle aux « immigrants de l’intérieur », c’est à dire les familles catholiques canadienne-françaises venues par milliers des campagnes environnantes chercher du travail à Montréal, au tournant du XXe siècle. Dans le cas du Mile End, la paroisse Saint-Enfant-Jésus a de plus joué un rôle de charnière lors de l’émergence de nouvelles identités locales, pendant la décennie 1960.

Il n’y a pas lieu de revenir ici sur les origines du toponyme : mon collègue Justin Bur a démêlé cette question lors d’un colloque que le Laboratoire a organisé en 2013, conjointement avec le Musée McCord[1]. Il suffit de mentionner que d’abord associé à une auberge de campagne éponyme et à une piste de courses de chevaux dès les années 1810, puis à une gare et à un village – Saint-Louis-du-Mile-End –  Mile End est au 19e siècle un lieu-dit très connu des Montréalais. Mais le nom s’efface progressivement tout au long du XXe siècle. Il survivra un certain temps chez les immigrants italiens et juifs de première génération, qui nommeront « Milenne » leur quartier situé au nord de la voie ferrée, aujourd’hui La Petite-Italie. Mais pour la plupart des Montréalais, le nom va tomber presque complètement dans l’oubli pendant les décennies 1940-1970. À tel point qu’en 1969, le chroniqueur-historien Edgar Andrew Collard citera dans The Gazette la lettre d’un résidant de longue date du quartier : il y évoque le Mile End comme un nom d’antan oublié, sauf par les vieux paroissiens de Saint-Enfant-Jésus, qui nomment encore leur église comme étant celle « du Mile End »[2].

Le parc Lahaie et l’église Saint-Enfant-Jésus en 1915. Pointe-à-Callière, Cité d’archéologie et d’histoire de Montréal, fonds Christian Paquin.

Et le fait est que c’est la paroisse qui a gardé ce nom en vie. Mon grand-père disait être du Mile End; pour lui, ça voulait dire être un Canadien-français catholique de Saint-Enfant-Jésus. En cela, même s’il ne l’avait probablement pas lu, il rejoignait le plus célèbre résidant de son presbytère, Lionel Groulx, qui y a vécu de 1917 à 1927. Dans ses mémoires, Groulx décrit une paroisse-modèle, nommée la « Mâlaine » par ses paroissiens, et, écrit-il, y appartenir était le « titre de fierté d’une fraternité attendrie »[3] … Lucia Ferretti et Jean-Claude Robert ont bien montré comment la paroisse urbaine montréalaise s’impose dans la seconde moitié du XIXe siècle comme une médiation incontournable pour les ruraux canadiens-français qui viennent par milliers en ville à la recherche d’emplois[4]. À un moment où l’État n’existe que minimalement, c’est à elle que revient la tâche d’assurer éducation, loisirs, soins de santé et secours aux indigents. C’est à l’intérieur de l’institution paroissiale que se déploie la vie sociale du quartier : ses multiples confréries, fraternités, ligues de dévotion, sans parler des loisirs paroissiaux – chorales, équipes sportives, fanfares, et troupes de théâtre.

Lionel Groulx dans sa chambre au presbytère du Mile End, vers 1920. Fondation Lionel-Groulx.

Dans le cas de Saint-Enfant-Jésus, ce rôle identitaire est renforcé par la mixité sociale prononcée de sa population. Un quartier populaire peuplé par ceux et celles qui travaillent dans les usines et manufactures environnant la voie ferrée cohabite avec une élite nationaliste qui vit alors boulevard Saint-Joseph et avenue du Parc. De plus, la paroisse est dirigée, de 1915 à 1930, par un personnage charismatique, Philippe Perrier, un des principaux dirigeants du nationalisme canadien-français d’alors. Sous sa gouverne, on multiplie les initiatives pour faire de Saint-Enfant-Jésus une référence : garderie populaire, Goutte de lait (œuvre destinée à enseigner les principes hygiénistes aux mères des milieux populaires), section Lahaye de l’Association catholique de la jeunesse canadienne-française, Ligue de moralité, etc. Par contre, Groulx et Perrier partagent un même pessimisme face aux effets corrosifs selon eux d’une urbanisation qui prend la forme, au Mile End, d’un environnement de plus en plus cosmopolite[5].

Garderie des soeurs Franciscaines missionnaires de Marie, avenue Laurier, années 1920. Archives des soeurs franciscaines missionnaires de Marie.

Car, pour ceux et celles qui ne sont pas Canadiens-français catholiques et qui sont de plus en plus nombreux à s’installer au Mile End dès le début du XXe siècle, le sentiment d’appartenance au quartier ne passe évidemment pas par Saint-Enfant-Jésus : les catholiques irlandais, fort nombreux alors, ont, sur le même territoire, leur propre paroisse – St. Michael – dès 1902; pendant les années 1890, des promoteurs immobiliers venus de Toronto baptisent le secteur encore rural compris entre le boulevard Saint-Laurent et la rue Durocher à Outremont, Montreal Annex[6]. Ce nouveau quartier, d’abord fortement anglo-protestant, développe une identité distincte. À un point tel que, lors d’une émeute religieuse provoquée par le prosélytisme de l’Armée du Salut, survenue avenue Fairmount en 1905, un résidant dira que les agitateurs venaient « de l’extérieur », c’est-à-dire du Mile End, situé selon lui du côté est du boulevard Saint-Laurent[7]. De plus, la fermeture de la gare du Mile End, en 1931, entraîne la disparition d’un autre repère géographique et toponymique plus neutre, autant pour les résidants des environs que pour les Montréalais.

De fait, Mordecai Richler qui, plus que tout autre, a cristallisé le souvenir de la période juive du Mile End entre 1920 et 1950 n’utilise pas ce nom. Il parle plutôt du ghetto, ou encore du quartier de la rue Saint-Urbain. De même, lorsque la communauté italienne, qui prend la place des irlandais et des juifs dans les rues de l’ouest du Mile End à partir des années 1950, se mobilise pour protester contre ses écoles surpeuplées en 1968, le journaliste qui rend compte de l’assemblée ne trouve d’autre façon de décrire le quartier que comme étant la zone connue sous le nom de « St. Urbain Strip »[8]. Il faut dire ici que les années 1950-1960 ont agi comme un puissant dissolvant du tissu social des quartiers centraux montréalais : l’exode des classes moyennes vers les nouvelles banlieues, grâce à la généralisation de l’automobile, s’est traduit par un appauvrissement marqué et une perte d’identité de ces quartiers. Le Mile End n’a pas fait exception, loin de là. Le secteur a perdu son identité à un point tel qu’en 1970, un journaliste de La Presse, décrivant le district électoral Saint-Louis, écrit qu’il s’appelle également Mile End, « une appellation ancienne, ajoute-t-il, aussi mal acceptée que mal connue[9] ». Tellement mal connue, en effet, que le journaliste situe le carré Saint-Louis au Mile End !

La paroisse Saint-Enfant-Jésus n’est pas à l’abri de ces effets délétères. Elle est aussi frappée de plein fouet par la baisse foudroyante de la pratique religieuse des années 1960. En même temps, la paroisse reste dans ce quartier délaissé un des rares filet de sécurité offert à une population qui dépend de plus en plus de l’aide sociale et de l’assurance-chômage. L’Église n’est évidemment pas restée sans réagir aux bouleversements de cette période. En 1965, le cardinal Léger confie à l’abbé Norbert Lacoste, fondateur du département de sociologie de l’Université de Montréal, le mandat de regrouper les paroisses montréalaises qui partagent la même situation et les mêmes problèmes dans des zones pastorales. L’un des buts est de d’unifier l’action communautaire et sociale de ces paroisses[10]. Norbert Lacoste regroupera donc 11 paroisses du centre-nord de la ville dans une zone qu’il baptise Mile End. Or, ces 11 paroisses recoupent presqu’exactement le territoire de l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal contemporain ! Les seules exceptions sont la paroisse Notre-Dame-de-la-Salette, qui correspond au quartier Milton-Parc, dans le sud-ouest de l’actuel Plateau et une petite partie de Saint-Viateur d’Outremont. On peut donc affirmer sans exagérer que si la typologie de l’abbé Lacoste avait été retenue, presque tout le Plateau d’aujourd’hui se serait nommé Mile End ! Ce Mile End élargi, dans le contexte d’une volonté de modernisation de l’action sociale de l’Église, fait donc sortir le toponyme du cadre paroissial où il était confiné.

Paroisses de la zone pastorale Mile-End, 1965. Les frontières de l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal sont indiquées par la ligne rouge. Infographie : Justin Bur.

1965-1966, ce sont également les années de jonction avec une nouvelle génération de travailleurs sociaux issus des universités à un moment où l’action communautaire est en pleine redéfinition. En 1965, l’organisme University Settlement, associé à l’Université McGill, lance le Plan de réaménagement social et urbain conjointement avec les écoles de service social de McGill et de l’Université de Montréal[11]. Le territoire desservi, qui part du centre-ville, va d’abord jusqu’à l’avenue du Mont-Royal, puis sera étendu jusqu’à la rue Saint-Viateur. L’année suivante, en 1966, le Conseil des œuvres de Montréal, lance l’« Opération rénovation sociale pour lutter contre les inégalités et la pauvreté ». Il désigne alors une zone, dite du Mile End, comme l’un de ses secteurs d’intervention prioritaire. Son territoire, comme on le voit ici, s’inspire de la typologie de Norbert Lacoste, mais s’arrête à la rue Saint-Denis et ajoute un secteur « nord de Mile-End ».

Le 30 mai 1966, les deux groupes participent à une assemblée hébergée au sous-sol de l’église Saint-Enfant-Jésus par le nouveau vicaire de la paroisse, Hubert Falardeau. L’un des buts visés est de créer un comité de citoyens sur le modèle de ceux créés deux ans auparavant dans la Petite-Bourgogne et à Saint-Henri. Le mois précédent, Falardeau avait déjà lancé « SOS Mile-End », dans le but d’attirer l’attention des autorités sur un quartier d’une extrême pauvreté[12].

Personnage-clef, Hubert Falardeau se lance dans un activisme débridé : il héberge au presbytère un groupe de l’Action sociale étudiante – un programme qui lie études universitaires et travail sur le terrain; les étudiants entreprennent de quadriller le quartier grâce au porte-à-porte afin d’en dresser le portrait; il convoque des réunions hebdomadaires des résidents – il en viendra jusqu’à 250 – afin de les amener à prendre conscience de leurs droits, particulièrement en ce qui concerne l’aide sociale, l’éducation, le logement et la santé. Les projets et les manifestations se multiplient au cours des mois suivants : clinique médicale, pharmacie populaire, coopérative d’habitation, lutte contre les expropriations, nettoyage de terrains vagues transformés en dépotoirs, etc. (SOS ME devient le Comité des citoyens du ME en juillet 1967.) En même temps, ses coups d’éclat mettent Falardeau en porte-à-faux autant avec la hiérarchie diocésaine, qui le relèvera de ses fonctions de vicaire, qu’avec les jeunes militants issus du milieu étudiant qui l’accuseront de créer un culte de la personnalité autour de lui, plutôt que de faire émerger un leadership « naturel » parmi les résidants du quartier[13].

Manifestation de « SOS Mile End », 21 août 1967.

Il reste que grâce à ce militantisme, Falardeau fait ré-émerger dans la conscience montréalaise un toponyme quasi-oublié, celui du Mile End. Cette période charnière a même permis un passage du témoin entre les secteurs est et ouest du quartier, séparés par la frontière du boulevard Saint-Laurent. En 1967 en effet, dans la foulée du travail de l’Action sociale étudiante, le Plan de réaménagement social et urbain publie une Étude descriptive des caractéristiques du Mile End. L’un des commanditaires de l’étude est le YMCA International de l’avenue du Parc, car, explique l’introduction, il « cherche à réorienter son action dans le secteur »[14]. Le YMCA lancera cette même année le « Mile End West Project », dont le but principal est d’amener les immigrants de l’ouest du quartier, les Grecs en particulier, à prendre conscience de leurs droits et à s’organiser[15].

Le toponyme s’impose de façon décisive en 1982. Cette année-là un nouveau Comité des citoyens du Mile End est créé, non plus par des animateurs sociaux ou des prêtres venus de l’extérieur, mais par des jeunes femmes dont les familles se réapproprient les maisons de l’ouest du Mile End. Le YMCA de l’avenue du Parc a justement fourni le principal soutien logistique à ce nouveau comité. Cette même année, la Ville de Montréal redonne une existence officielle au toponyme en baptisant Mile End le district électoral numéro 32, alors surtout identifié à la communauté grecque, et dont le territoire correspond au champ d’action initial du comité. Toujours en 1982, la Ville crée la première Bibliothèque multiethnique municipale. Située avenue du Parc et Fairmount, elle la nomme Bibliothèque du Mile End. Le Mile End renaît ainsi sous la forme du quartier montréalais multiculturel emblématique.

Par un curieux retournement des choses, la frontière de ce « nouveau » Mile End cosmopolite s’arrête alors au boulevard Saint-Laurent. Une enquête, menée au début des années 1990 par la géographe Damaris Rose, fait ressortir un faible sentiment d’appartenance à un quartier qui porterait ce nom, dans les rues assimilées au « vieux Mile End francophone et ouvrier », c’est-à-dire celles situées entre Saint-Laurent et Saint-Denis[16]. À tel point que, selon l’étude plus récente de la géographe Marie-Laure Poulot[17], il faudra attendre la réappropriation des anciennes manufactures de vêtements par les artistes et les créateurs culturels, à partir de la fin des années 1990, pour que le Mile End traverse de nouveau la frontière du boulevard Saint-Laurent, englobe la partie est, et renoue ainsi avec ses origines historiques.

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[1] Justin Bur, « À la recherche du cheval perdu de Stanley Bagg et des origines du Mile End », dans Joanne Burgess et collab., À la recherche du savoir : nouveaux échanges sur les collections du Musée McCord, Éditions MultiMondes, 2016, p. 135-154.

[2] Edgar Andrew Collard, « Of Many Things », The Gazette, 15 mars 1969, p. 6.

[3] Lionel Groulx, Mes mémoires, volume deux, Fides, 1972, p. 283-284.

[4] Voir notamment : Lucia Ferretti, Entre voisins. La société paroissiale en milieu urbain : Saint-Pierre-Apôtre de Montréal, 1848-1930. Boréal express, 1992; Jean-Claude Robert, « Urbanisation et paroisse, le cas de Montréal au 19e siècle », dans Serge Courville et Normand Séguin, La Paroisse. Presses de l’Université Laval, 2001 : 86-93.

[5] Lionel Groulx, « Monseigneur Philippe Perrier, une figure de prêtre », Le Devoir, 26 avril 1947, p. 1.

[6] « Montreal Annex », dans Justin Bur et collab., Dictionnaire historique du Plateau Mont-Royal, Écosociété, 2017, p. 271-272.

[7] « More Rioting at St. Louis », Montreal Star, 8 septembre 1905, p. 11.

[8] Claude Arpin, « Italians Protest School Changes in St. Urbain Street District », The Gazette, 25 janvier 1968, p. 3.

[9] Michel Lord, « Saint-Louis », La Presse, 21 octobre 1970, p. E4.

[10] Norbert Lacoste a découpé les zones à partir de son « Enquête sur la pratique religieuse à Montréal », basée sur le recensement de 1961. Je tiens à remercier Michel Dahan, responsable des archives historiques à l’Archevêché de Montréal, pour m’avoir communiqué le nom des paroisses regroupées dans la zone Mile-End.

[11] Réal Pelletier, « On met au point un programme d’animation sociale couvrant un vaste secteur de Montréal », Le Devoir, 8 avril 1965, p. 3; « Le Plan de réaménagement social et urbain de Montréal », La Presse, 10 avril 1965, p. 22.

[12] Florian Bernard, « Première étape de la guerre à la pauvreté : regrouper les services communautaires », La Presse, 31 mai 1966, p. 4; Guy Ferland, « La guerre à la pauvreté ne peut se faire sans la participation active des pauvres », Le Devoir, 1er juin 1966, p. 11.

[13] Pour un bilan des actions d’Hubert Falardeau : Florian Bernard, « Hubert Falardeau, vicaire des déshérités : un prêtre qui a changé l’allure d’un quartier », La Presse, 13 septembre 1967, p. 109. Pour les tensions avec les jeunes militants : Jean-Claude Leclerc, « Des comités de citoyens contestent la ‟tutelle” de l’abbé Falardeau », Le Devoir, 8 novembre 1967, p. 2.

[14] Nicole Durand, Étude descriptive des caractéristiques du Mile-End, Plan de réaménagement social et urbain, 1967.

[15] Archives de l’Université Concordia, Fonds YMCA-Montréal, « Branch Planning 1967-1972 », Montreal YMCA – International Branch. Planning and Development Report, 15 juin 1967.

[16] Damaris Rose, « Le Mile End, un quartier cosmopolite ? », dans Annick Germain, dir., Cohabitation ethnique et vie de quartier. Rapport final soumis au ministère des affaires internationales, de l’immigration et des communautés culturelles et à la Ville de Montréal, Les Publications du Québec, 1995, p. 57.

[17] Marie-Laure Poulot, Le long de la Main cosmopolite, Presses de l’Université du Québec, 2017, p. 297-302.


Commentaire sur “« Nommer un lieu, c’est se l’approprier » : la renaissance d’un quartier nommé Mile End

  • Kate McDonnell

    C’est vrai que mon père, un montréalais venu très jeune d’Angleterre mais avec des antécédents irlandais et catholiques, a toujours parlé des « années quand on a vécu dans St Michael’s » et jamais de Mile End. Il y a vécu de 1935 à 1955, à peu près.

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