La mémoire du Mile End, c’est aussi celle de ses commerces hors norme et de ses personnages hors du commun. George Riddell, qui a tenu une boutique de leurres, rue Bernard, pendant plus de 40 ans, était certainement l’un d’eux. Sarah Gilbert en a fait le portrait, dans ses Mile Endings, peu de temps après son décès, en 2010. Nous remercions une fois de plus Hélène Faribault pour sa traduction.
Il pleuvait l’autre vendredi et la porte de la boutique Riddell’s Fishing Tackle était grande ouverte, au 55 rue Bernard Ouest. Les gens sortaient du magasin sentant le moisi, des sacs remplis de leurres aux mains et les bras chargés de têtes de poissons empaillées.
Je ne m’attendais pas à ce que la vitrine la plus excentrique du Mile End reste toujours la même, mais en même temps, elle aurait dû. C’était une icône dans le voisinage, un lieu de pèlerinage poussiéreux pour la pêche.
J’étais passée devant l’autre jour, pour voir si la présentation en vitrine était encore là. Un jeune couple regardait l’amas de sable parsemé de leurres et de bois de grève, et la collection de photographies et d’articles de journaux jaunis collés dans la vitre de la porte.
« Ouah! », se sont-ils exclamés en découvrant cet étrange musée.
Le propriétaire de la boutique, George Riddell, est décédé en juin à l’âge de 82 ans.
Il avait appris lui-même à pêcher, alors qu’il était enfant et affamé pendant la Grande dépression. Il s’est mis à son compte sur la rue Bernard en 1969. Le loyer coûtait alors 50 $ par mois. Durant les cinquante années suivantes, c’est devenu sa tanière. Assis là avec son éternelle bouteille de bière, il fabriquait des leurres et parlait de pêche, et lorsqu’il avait fait une bonne pêche, il distribuait les poissons gratuitement aux voisins dans le besoin.
Depuis le milieu des années soixante-dix, c’était aussi devenu sa maison. Selon la rumeur, quelqu’un se serait introduit dans la boutique une nuit et George Riddell, barbe blanche et flambant nu, aurait poursuivi le cambrioleur jusque dans la rue en criant.
À l’intérieur, on voyait bien que je n’étais pas la seule à avoir observé l’endroit ces derniers mois. Il y avait les membres de la famille Riddell, les amis, les voisins, les anciens clients, et quelques collectionneurs qui ratissaient le magasin à la lampe de poche, les yeux émerveillés, à la recherche de trésors.
« Nous devons tout vider d’ici à dimanche », dit Michael, le neveu de George qui est venu d’Angleterre pour aider à faire le tri. « Combien pourrait se vendre un poisson empaillé et poussiéreux? », pense-t-il en hochant la tête, tout en regardant un grand spécimen au mur.
« Il n’était pas censé vivre ici », m’a confié Linda, la nièce de George. Elle montre du doigt la minuscule pièce aux murs jaunis par cinquante ans de tabac, au fond de la boutique. « Il a vécu la vie qu’il désirait et il est mort comme il le voulait. »
Elle décrit son oncle comme un solitaire, un campeur et un pêcheur qui avait eu une enfance difficile et qui n’avait terminé que sa deuxième année. C’était son héros à motocyclette quand elle était enfant. « Il avait un sens artistique et beaucoup d’humour. Ça paraît dans les choses qu’il fabriquait. »
Sur les murs, les affiches écrites à la main par George annonçaient les leurres avec créativité : « Rotation suprême, par Riddell » ou « Troll au tranchant argenté des temps anciens, par Riddell ».
« Nous avons tous pris quelques leurres, ajoute Linda. Tout le monde dans la famille en voulait. »
George Riddell collectionnait les masques asiatiques et africains, une source d’inspiration pour la fabrication de ses leurres. Il avait aussi en stock des leurres commerciaux.
« Il fabriquait tous ceux qui sont les plus bizarres », affirme Ottoleo qui portait un collier fait de leurres argentés. « Ils sont uniques. Vous n’en trouverez jamais des pareils. Ils font de petits mouvements comme les poissons, ils les testaient dans son réservoir d’essais. »
Une cuve étiquetée « Réservoir pour l’essai des leurres Riddell » était placée contre un des murs de la boutique.
« Il a fait celui-là à partir d’un grille-pain », dit Gaétan, le voisin d’en haut et ami de George, en montrant du doigt un gribouillis chromé.
Âgé de 23 ans, Ottoleo raconte qu’il a attrapé son premier poisson quand il avait trois ans. Il avait l’habitude de venir échanger des histoires et des conseils avec George. « Il m’a appris comment empailler mes propres poissons. Il faut les remplir de sel et les laisser au soleil. Ça marche! J’allais lui en apporter un pour lui montrer, mais il est décédé. »
Il remplit son sac à dos, duquel dépassent les deux cannes à pêche qu’il vient d’acquérir. « Je suis tellement content. Deux cents dollars de Leurres Riddell. Je vais en avoir pour le reste de mes jours! »
« C’est un vrai pêcheur, c’est pourquoi nous lui faisons de meilleurs prix qu’aux autres », me confie Michael à voix basse, en parlant des collectionneurs. « Remarquez l’intérêt manifeste pour les poissons empaillés », ajoute-t-il d’un ton sec, alors que ces derniers sont encore au mur, invendus.
On dirait que tout le reste partira probablement, y compris une presse pour fabriquer des plombées ou des poids de lestage pour les leurres, et de vieux paquets d’hameçons faits en France.
C’était très animé à la boutique Riddell Fishing Tackle. L’intérieur sombre avait attiré peu de visiteurs au cours des dernières années, même si, comme me l’avait dit un voisin, George Riddell avait ouvert la boutique tous les samedis matin jusqu’à la fin.
Je n’aurais jamais pensé, en passant devant le magasin, qu’il vivait là, dans le noir derrière la porte close.
On dirait que les choses changent et disparaissent même, lorsqu’on s’y attend le moins. C’est à ce moment-là qu’on comprend qu’on ne leur a jamais assez porté attention lorsqu’elles existaient.
J’aurais dû y retourner plus souvent, après ma première visite, il y a 17 ans, quand j’avais acheté des leurres pour emporter en camping.
Quelques jours après la vente de fermeture, les vitrines de la boutique étaient vides, à l’exception de quelques morceaux de bois. Sur une nouvelle feuille de papier, on pouvait lire : « George Riddell, 1928-2010. Merci pour les souvenirs. Parti à la pêche. »
Quelques jours plus tard, même la feuille avait disparu.
(Première publication : 18 octobre 2010.)