Institution des Sourds-Muets


Institution des Sourds-Muets, rue Saint-Dominique, vers 1900 [Le diocèse de Montréal à la fin du 19e siècle – Société d'histoire du Plateau Mont-Royal]

Institution des Sourds-Muets, rue Saint-Dominique, vers 1900 [Le diocèse de Montréal à la fin du 19e siècle – Société d’histoire du Plateau Mont-Royal]

À l’actuel coin sud-est des rues Laurier et Saint-Dominique, s’élevait depuis 1849 l’édifice de l’Institution catholique des sourds-muets avant qu’elle ne déménage en 1921 au 7400 boulevard Saint-Laurent, au sud du parc Jarry. Il fut le premier bâtiment institutionnel construit dans le Mile End et l’Institution, la première école pérenne pour sourds au Québec. Également doté d’une chapelle et d’une école destinée aux enfants des environs, l’édifice marque les débuts du noyau institutionnel qui contribuera à la naissance du village de Saint-Louis du Mile-End en 1878.


À l’automne 1849, à l’actuel coin sud-est des rues Laurier et Saint-Dominique, monseigneur Bourget, évêque de Montréal, fait construire sur un terrain donné par le docteur Pierre Beaubien un édifice pour accueillir l’Institution catholique des sourds-muets. L’Institution a été fondée à Montréal en novembre 1848 par l’abbé Irénée Lagorce ; elle était alors logée rue Brock (aujourd’hui site de la brasserie Molson). Une première école pour les sourds avait été ouverte à Québec en 1831 mais fermée en 1836, faute de subsides. En 1850, l’Institution catholique des sourds-muets déménage dans les nouveaux locaux, plus spacieux mais inachevés. La bâtisse en pierre de trois étages est destinée à héberger l’Institution, mais aussi l’école du village Côte-Saint-Louis et une chapelle pour les offices religieux en attendant la construction d’une église – l’église Saint-Enfant-Jésus du Mile End sera construite en 1857–1858 à côté de l’édifice de l’Institution des sourds-muets.

La fondation de l’Institution catholique des sourds-muets intervient alors que l’on se préoccupe de l’éducation des sourds et que l’on cherche à les intégrer dans la société et à en faire des citoyens productifs. Les débuts sont chaotiques. En effet, l’abbé Lagorce s’est engagé dans l’éducation des sourds sans véritable formation. En 1851, il part en France, patrie de l’abbé de L’Épée (1712–1789), un des précurseurs de l’enseignement spécialisé aux sourds, pour acquérir la maitrise de techniques éducatives spécialisées. Il y rencontre Louis Querbes, le fondateur des Clercs de Saint-Viateur, et se joint à la congrégation. Pendant ce temps, les activités de l’Institution sont interrompues. À son retour au Canada en 1852, Lagorce relance l’école à Joliette (alors L’Industrie) où est installée une communauté de Clercs de Saint-Viateur depuis 1847. L’abbé reçoit peu de soutien de sa communauté, qui se sent mal outillée pour dispenser un enseignement spécialisé et ne dispose pas des ressources financières nécessaires pour soutenir une telle œuvre. Après un déménagement temporaire à Chambly, Lagorce et son école reviennent à Montréal dans l’édifice dont les travaux viennent de se terminer.

En 1856, un personnage qui va devenir l’âme de l’école pendant quarante ans et lui assurer sa pérennité, le frère Jean-Marie-Joseph Young, prend le relais de l’abbé Lagorce, qui face au manque de soutien a abandonné l’œuvre. Ce jeune Français, sourd, a décidé de se joindre à la communauté des Clercs de Saint-Viateur et fait le voyage avec Monseigneur Bourget, alors en voyage en Europe pour y recruter des religieux pour son diocèse, jusqu’à Montréal. Une autre figure, entièrement gagnée à la cause des sourds, contribuera à donner de solides assises à l’Institution : le frère Alfred Bélanger est directeur de l’Institution de 1863 à 1884 et de 1895 à 1900.

L’Institution catholique des sourds-muets est un internat scolaire et professionnel de garçons. Elle vise à intégrer les sourds à la société et à en faire de bons citoyens et de bons chrétiens. En 1893, le règlement de l’institution décrit ainsi la vocation de l’école :

« Située dans la partie la plus saine de la ville, au pied même du Mont-Royal, elle embrasse un coup d’œil magnifique et jouit d’un air pur et salubre, qui en font un établissement de première classe.

Cette institution est destinée aux enfants entièrement ou partiellement sourds, dont l’éducation ne peut se faire dans les écoles communes.

Ce n’est pas un asile, mais une vraie maison d’éducation, et on ne peut y admettre ou retenir que ceux qui, à une intelligence et à une santé au moins ordinaires, joignent de bonnes habitudes morales et sont âgées d’au moins neuf (9) ans ; ceux d’une santé délicate doivent avoir au moins douze (12) ans. »

L’Institution des sourds-muets offre un enseignement religieux, intellectuel et professionnel. L’accent est en particulier mis sur l’apprentissage manuel. Les Clercs souhaitent, en effet, donner à leurs élèves une éducation qui leur permette d’exercer un métier, préférablement à la campagne loin, de la ville, dont on craint l’influence corruptrice :

« [U]n sourd-muet sachant bien le métier de peintre ou de forgeron, peut gagner facilement sa vie à la campagne, sans avoir nullement besoin d’aller demeurer dans les grands centres où il est toujours exposé à se corrompre, par la fréquentation des mauvais amis qu’il rencontre si souvent. »

Et rien ne vaut les vertus de l’agriculture !

« Seul dans son champ, sous le regard de ce Dieu qu’il a appris à connaître, en face du spectacle magnifique de la nature qui n’est plus pour lui un livre fermé, mais où il reconnait maintenant un reflet de la majesté et de la bonté divines, entouré d’harmonies mystérieuses qui n’ont pas besoin du secours de tous les sens pour parvenir à l’âme, il grandit à ses propres yeux, ce pauvre enfant jadis rebuté partout; son cœur se dilate, il se sent plus près de Dieu et reçoit, lui aussi, sa part de bonheur. »

Pour mener à bien cet enseignement, l’Institution se dote d’ateliers et procèdera à des agrandissements successifs de ses installations sur les côtés nord et sud de la rue Saint-Louis (avenue Laurier) à mesure du développement de l’école. Les différents édifices sont reliés par une passerelle au-dessus de la rue. Sont installés des ateliers de couture, cordonnerie, reliure, imprimerie, menuiserie, peinture et une forge. Certains de ces ateliers deviennent de vraies petites entreprises. Ainsi en est-il de des ateliers d’imprimerie et de reliure, les Clercs s’étant spécialisés dans l’impression de manuels scolaires.

En 1882, l’Institution se dote d’une ferme-école à Terrebonne. En 1887, elle fait l’acquisition d’une nouvelle propriété au pied du Mont-Royal à Outremont et y transfère la ferme-école. Alors qu’Outremont est le potager de Montréal, alimentant la ville en légumes et fruits, on se consacre essentiellement au maraîchage (en particulier la culture de la pomme de terre et de la rhubarbe). On y élève également des vaches laitières dont le lait couvre les besoins en lait de l’Institution. La ferme n’a pas seulement pour but de fournir un cadre d’enseignement aux jeunes sourds. Sa mise sur pied intervient dans un contexte de crise des campagnes québécoises. Les fermiers canadiens-français ont de plus en plus de difficultés à survivre et se voient contraints à l’exode vers les villes ou à l’émigration vers les États-Unis. Pour les retenir dans les campagnes, le gouvernement encourage la colonisation de nouvelles régions, dont les Laurentides, ou le développement de méthodes agraires plus scientifiques. C’est dans ce cadre que se développent des fermes modèles, subventionnées par le gouvernement, où l’on développe et expérimente ces nouvelles techniques. Les Clercs espéraient faire de leur exploitation agricole une telle ferme modèle. Ce projet n’aboutira pas et l’aventure agricole sera de courte durée. À partir des années 1890, l’urbanisation des villages autour de Montréal s’accélérant, les Clercs tenteront de tirer profit de ces terres par la spéculation immobilière.

Qu’en est-il des méthodes d’enseignement spécialisé utilisées par l’Institution ? À partir des années 1880, après le Congrès de Milan qui a banni l’utilisation de la langue des signes, la méthode orale supplante la méthode signante, et cela pendant presque un siècle. L’oralisme est prédominant en Amérique du Nord et en Europe et l’Institution catholique des sourds-muets ne fait pas exception. On cherche à démutiser les sourds, à les faire parler. Mais cette méthode ne convient pas à tous les élèves, à tous les types de surdité. On prône une séparation stricte des élèves « capables » de parler et de ceux qui ne le sont pas, que cela soit en classe ou en récréation. Faute de place, jusqu’à son déménagement boulevard Saint-Laurent, l’Institution renonce à une telle séparation, tout en cherchant à développer la méthode orale. On enseigne aux élèves « articulants » les matières au moyen de la parole, la lecture sur les lèvres, alors que les classes sont dispensées aux élèves non-articulants au moyen de la dactylogie, c’est-à-dire l’épellation de l’alphabet sur les doigts, et l’écriture. Notons que les cours peuvent être suivis en français ou en anglais.

Alors qu’il faudra attendre les luttes militantes des années 1970 pour qu’une culture sourde québécoise soit reconnue, dès sa fondation, l’Institution constitue pourtant un catalyseur pour le développement d’une communauté sourde. Le frère Jean-Marie-Joseph Young, lui-même sourd, avait mis en en place dès les années 1850 une école du dimanche à laquelle se rendaient les adultes sourds de Montréal. L’Institution devient un lieu de réunion pour les adultes sourds : en 1901, le Cercle Saint-François-de-Sales est première association de sourds officiellement fondée au Québec. Il est aujourd’hui le Centre des loisirs des sourds de Montréal, situé rue Drolet. Le Cercle est à l’origine une association d’anciens élèves, bénéficiant d’une salle de réunion à l’Institution, où les membres peuvent se réunir les soirs des jours de la semaine et toute la journée le dimanche. Il organise des activités sociales et d’entraide. Ainsi, par exemple, en 1912, un syndicat d’épargne est fondé. En 1908, le Cercle se dote de son journal, L’Ami des sourds-muets, devenant L’Ami des sourds en 1958.

Au tournant du 20e siècle, l’Institution est à l’étroit dans des locaux mal conçus, agrandis au fur et à mesure et sans plan d’ensemble. Les Clercs désirent déménager l’école. Mais en 1904, l’Institution connaît une crise financière grave – pour financer l’œuvre, le responsable des finances s’était lancé dans d’importants projets de spéculation immobilière sans que l’école n’ait les liquidités financières pour payer les intérêts des emprunts contractés. Elle évite de justesse la banqueroute. Cette crise aux répercussions durables retarde le projet de déménagement. En 1913, l’Institution fait l’acquisition de terrains plus au nord, sur le boulevard Saint-Laurent, à l’intersection de la rue de Castelnau. Dans le contexte économique difficile de la Première guerre mondiale qui fait flamber les prix des matériaux, les travaux prendront près de dix années.

En 1921, l’Institution des sourds-muets déménage enfin dans le nouvel édifice à l’architecture monumentale de style Beaux-Arts, dont les plans sont signés par les architectes Joseph-Elgide-Césaire Daoust et Louis-Zéphirin Gauthier. Ces architectes s’étaient spécialisés dans la construction d’édifices religieux et scolaires. Dans le Mile-End, ils ont dessiné les plans de l’Académie Saint-Georges et de sa chapelle (1908) à l’angle des rues Bernard et Waverly, l’école Dollard (1910), rue Saint-Urbain, l’église Saint-Georges (1913) à l’angle des rues Bernard et Saint-Urbain et l’édifice du patronage Jean-Léon Le Prévost (Patro Le Prevost, 1913), rue Saint-Dominique, édifices aujourd’hui disparus.

À la suite du rapport Parent (1963–1964), le système éducatif québécois connait une profonde réforme. Celle-ci prévoit de confier l’éducation spécialisée au niveau secondaire aux écoles polyvalentes et aux cégeps, nouvellement créés. À partir des années 1970, les élèves sourds sont intégrés progressivement au système éducatif courant et l’Institution des sourds de Montréal (nom que prend l’Institution des sourds-muets en 1968) est transformée en un centre de réadaptation. En 1975, c’est la fin de l’enseignement secondaire à l’Institution et, en 1981, celle de l’enseignement primaire. L’institution des sourds de Montréal est depuis 1984 l’Institut Raymond-Dewar, localisé rue Berri, dans l’ancien édifice de l’Institution des sourdes-muettes.

L’Institution des sourds-muets ne fait plus partie du patrimoine bâti du Mile End. La bâtisse originelle, rachetée par les sœurs franciscaines missionnaires de Marie, a été remplacée dans les années 1960 par une extension à leur édifice de l’avenue Laurier. Mais si l’on se promène dans Outremont, la toponymie témoigne de la présence des Clercs de Saint-Viateur et de leur œuvre d’éducation des sourds.


Indications bibliographiques

Clercs de Saint-Viateur, Notes historiques sur l’Institution catholique des sourds-muets pour la province de Québec dirigée par les Clercs de Saint-Viateur, Mile End, Montréal, Imprimerie de l’Institution des sourds-muets, Mile-End, 1893

Stéphane-D. Perreault et Sylvie Pelletier, L’Institut Raymond-Dewar et ses institutions d’origine : 160 ans d’histoire avec les personnes sourdes, Québec, Éditions du Septentrion, 2010


Voir aussi

Église Saint-Enfant-Jésus

 

[Rédaction : Christine Richard]