Lire la première partie : Pierre Beaubien. médecin et grand propriétaire foncier
Deuxième partie : Une paroisse au milieu de nulle part
L’Institution des sourds-muets a été le premier organisme de la future paroisse et de la communauté villageoise qui se développe au Mile End. Créé en 1848, l’Institution loge d’abord dans une modeste maison du faubourg Québec (à l’est de l’actuel Vieux-Montréal). Il déménage au Mile End, avant même que les travaux de construction du bâtiment ne soient terminés :
Au mois d’octobre 1850, M. Lagorce [le directeur de l’Institution] rouvrit ses classes dans une bâtisse inachevée du Coteau Saint-Louis, au Mile-End. Tout un futur centre paroissial germait là, sur un terrain donné à Mgr Bourget par le docteur Pierre Beaubien. On y construisit d’abord un édifice en pierres de trois étages, mesurant 80 pieds sur 45. Les deux étages supérieurs serviraient au besoin du culte; l’étage inférieur serait divisé entre les sourds-muets et les enfants d’école du Village Saint-Louis.
C’est dans cette maison en construction, parmi les plâtras et les coups de marteau, que M. Lagorce inaugura à la fois, en 1850, le service religieux chez les «campagnards» du Coteau Saint-Louis et l’enseignement régulier aux sourds-muets.1
Mais installer là l’Institution pose problème : «Mile End était alors loin du centre de la ville, les communications extrêmement difficiles, les ressources restreintes».2 L’historien des clercs de Saint-Viateur québécois, Antoine Bertrand, précise : «Le site de l’Institution ajoutait de nouvelles difficultés. Isolée au milieu des carrières du nord, exposée à tous les vents et aux poudreries de l’hiver, notre maison faisait le désespoir de l’économe forcé de marcher un mille et plus pour atteindre un centre d’approvisionnement».3 De plus, la chapelle de l’Institution – qui doit desservir les «campagnards» du Coteau – est éloignée du village de Côte Saint-Louis, dont le cœur est situé plus à l’est, soit à la hauteur des actuelles rues Berri et Laurier.
La décision d’installer dans les locaux de l’Institution non seulement la chapelle, mais aussi l’école primaire destinée aux enfants du Coteau, crée des frictions, car ceux – beaucoup plus nombreux – qui travaillent dans les carrières de l’est souhaitent évidemment que ces établissements soient à plus grande proximité de leur domicile :
D’une part, la population s’agglomère inégalement autour de deux points, la plus grande partie se trouve à l’est du côté des Tanneries des Bellair où résident les commissaires [les administrateurs du village de Côte Saint-Louis, souvent aussi propriétaires des carrières du Coteau], et l’ouest ne compte qu’un groupe restreint de citoyens près de la butte de l’Institution, sur des lots donnés par le Dr Pierre Beaubien «pour le bien et l’avantage de l’Église». L’acte établi donne l’impression que la Chapelle est la propriété de MM. les Commissaires et que, pour effectuer tout changement, il faut recourir à eux, dont la majorité a encore une petite aigreur, parce que l’église ne se bâtit pas aux tanneries.4
Cette «petite aigreur» ne fait pas reculer Mgr Bourget, au contraire. Lors d’une tournée européenne, Mgr Bourget a convaincu une autre communauté religieuse française, les Clercs de Saint-Viateur, de venir s’installer au Canada non seulement pour prendre en main l’Institution, mais aussi pour y bâtir l’église qui desservira sa future paroisse. L’évêque confie ce mandat à celui qui en deviendra le premier curé, le père François-Thérèse Lahaye, ce qui se fera grâce à une souscription, en 1857-58. L’article cité plus haut de La Minerve donne une bonne idée du programme de cette levée de fonds : «donner une église» à cette population «pauvre», c’est «l’empêcher d’émigrer, c’est préparer un avenir honnête et prospère».
Dans une lettre à l’évêque, le père Lahaye réclame même «des instructions bien d’aplomb sur la tempérance et les courses», car les jeunes gens non mariés du Coteau «ne savent pas lire, aiment les jeux dissipants et sont exposés à se perdre le dimanche».5 La cérémonie de bénédiction de la pierre angulaire, le dimanche 15 juin 1857, prend d’ailleurs l’allure d’un véritable pèlerinage :
Dans l’après-midi, autre solennité; autre fête. C’était la bénédiction de la pierre angulaire à la nouvelle Église St. Viateur [nom initialement donné à l’église de l’Enfant-Jésus], au côteau St. Louis. On peut dire que Montréal s’y est porté presqu’en entier. Tant il est vrai que le site où devait se faire la cérémonie religieuse était des plus pittoresques. Le clergé, les congrégations, les sociétés de la localité et de cette ville étaient venues se ranger sur deux rangs, près de la barrière, pour y attendre et faire cortège à Sa Grandeur Mgr. de Montréal. La fête a été magnifique.6
Mais l’ouverture de l’église, le 25 décembre 1858, ne mit pas fin pour autant aux frictions entre les deux communautés du coteau Saint-Louis : les affrontements et les rixes entre les «Pieds-Noirs» des carrières de l’est et ceux qu’on surnomme les «Nombrils-Jaunes» du Mile End défrayeront la chronique pendant de longues années et occupent encore aujourd’hui une place de choix dans les mythes fondateurs du Plateau. La chronique des Clercs de Saint-Viateur l’évoque d’ailleurs pudiquement :
Ces demi-citadins avaient apporté de leur village natal l’instinct grégaire et les antipathies collectives. Ainsi, les Pieds-Noirs du quartier des carrières n’aimaient pas d’amour tendre leurs voisins du Coteau Saint-Louis, décorés, eux aussi, d’un surnom très réaliste. Le rapprochement des clans, à la porte de l’église du Mile-End, donnait lieu, parfois, à des scènes tragi-comiques.7
Les Clercs de Saint-Viateur s’efforceront de desservir également les deux communautés, mais la chose n’ira pas sans difficultés. À tel point qu’après le décès du père Lahaye, en 1861, Mgr Bourget doit temporairement reculer et demande aux Sulpiciens de reprendre en main l’administration de la desserte. C’est que, selon Robert Rumily, même si le territoire desservi par l’église est immense, elle reste peu fréquentée.8 Les Clercs reviendront lors de l’érection canonique de la paroisse, en 1867.
Se rendant à l’évidence que l’école primaire ouverte dans les locaux de l’Institution en 1853 est trop éloignée de la majorité des enfants, les Clercs vont la «déménager dans une petite maison de la rue Saint-Louis [l’actuelle avenue Laurier] à une petite distance à l’ouest de la rue Saint-Denis».9 L’établissement est alors connu sous le nom d’«école des tanneries». La situation se règle en 1879 lorsque le nombre d’habitants au Mile End devient suffisant pour justifier l’ouverture d’une deuxième école à proximité de l’Institution des sourds-muets, l’école Saint-Louis.10
La nécessité de relier le village de Côte Saint-Louis à l’église du Mile End influencera également le visage actuel du quartier : l’avenue Laurier – qui s’appelait alors chemin Saint-Louis ou rue de l’église – fut tracée dans ce but. En 1933, Paul-Gédéon Martineau, juge à la Cour supérieure, alors âgé de 75 ans, et qui revendique le titre «d’être le plus vieux de la tribu des Pieds-Noirs» décrit ainsi ces lieux de son enfance :
Un cours d’eau, qui prenait sa source dans la montagne, coulait du côté nord de la rue de l’Eglise (aujourd’hui l’avenue Laurier), franchissait cette rue, sous un pont aux environs de l’actuelle rue Saint-Denis, puis un peu plus loin, sous un autre pont, la rue des Carrières et allait se perdre dans la grande coulée qui conduisait au parc Lafontaine, lequel n’était alors que la ferme Logan. (…)
Monsieur Martineau se rappelle avoir, étant jeune, pêché l’écrevisse dans ce cours d’eau près de la première institution pour les sourds-muets établie par les Clercs de Saint-Viateur. Rue de l’Église, il n’y avait pas une seule maison à l’est du boulevard Saint-Laurent. La rue était simplement un chemin de terre pour permettre aux Pieds-Noirs de se rendre à l’église de l’Enfant-Jésus.11
Rouges contre Bleus
Dans la même entrevue, Martineau – qui fut aussi politicien libéral et échevin du quartier Saint-Denis, qui remplace la ville Côte Saint-Louis après son annexion par Montréal en 1893 – explique que les tensions entre les deux communautés avaient des fondements politiques :
Saint-Louis du Mile-End et Coteau Saint-Louis avaient déjà été un même territoire municipal, mais des disputes, pour ne pas dire des conflits à n’en plus finir entre bleus et rouges avaient rendu la scission inévitable.
Le Coteau Saint-Louis, avec son village des Pieds-Noirs, était rouge vif. Ses habitants ne juraient que par le nom de Dorion (sir Antoine-Aimé), qui était alors le grand homme du parti. Par contre, Saint-Louis du Mile-End était d’un bleu bon teint, soumis à l’influence de la famille Beaubien, dont le chef M. Louis Beaubien, fut un excellent ministre de l’agriculture à Québec.12
Louis Beaubien fut non seulement un «excellent ministre de l’agriculture» conservateur, mais comme son père, un bienfaiteur de l’Institution des sourds-muets : les Clercs de Saint-Viateur lui expriment leur reconnaissance pour le subside provincial annuel, qui passe de 600 $ en 1853 à 9861,72 $ en 1884.13 Charité bien ordonnée, puisque le soutien à l’Institution et à l’église consolide l’ensemble institutionnel et en fait le cœur d’un vaste espace sur le point de s’urbaniser. L’érection canonique de la paroisse en 1867 et sa reconnaissance civile en 1875 sont les étapes suivantes : «Le territoire assigné à la nouvelle paroisse était immense; il s’étendait depuis la Côte-des-Neiges, jusqu’au chemin Papineau, poussant même une pointe au nord de Maisonneuve, par la côte Visitation, et il englobait tout le village (aujourd’hui quartier) Saint-Jean Baptiste».14
Cet ensemble institutionnel est complété par la création du parc Lahaie – sur des lots situés en face de l’église, également donnés en 1875, par la famille Beaubien – et par l’arrivée de deux autres institutions, soit le couvent et l’asile des sœurs de la Providence, construit en 1874 juste au sud de l’église, et l’école Saint-Louis, érigée en 1879, un peu plus au nord sur la rue Fairmount, au coin nord-est de Saint-Dominique.15
De son côté, l’Institution des sourds-muets ne cesse de croître : en 1878, les Clercs de Saint-Viateur ajoutent deux étages s’ajoutent à l’édifice initial; en 1881, les ateliers d’imprimerie, de reliure et de cordonnerie sont déménagés de l’autre côté de l’actuelle avenue Laurier, là où se trouve maintenant le parc Saint-Michel; une passerelle relie les deux édifices.16
Le complexe institutionnel de Saint-Louis du Mile End, ancré par la création de la «place principale» dominée par le parc Lahaie et son église, se prolonge ainsi vers le nord, le long de l’actuelle rue Saint-Dominique, qui s’appelait alors la rue Beaubien.17 Les résidences construites sur les terrains lotis par la famille le long de cette rue ont une plus grande valeur que celle des modestes duplex ouvriers situés à proximité; cette morphologie du cadre bâti est encore clairement visible aujourd’hui. Au bout de la rue Saint-Dominique, la famille Beaubien s’apprête à implanter l’autre pièce-maitresse de sa stratégie de mise en valeur de ses terres : une gare.