4.1 : La famille Beaubien


Chapitre 4 – La famille Beaubien

Première partie : Pierre Beaubien, médecin et grand propriétaire foncier

La carte «Villages of Côte St. Louis, St. Louis du Mile End, Outremont and Côte des Neiges», publiée dans l’atlas Hopkins en 18791montre bien que les Bagg ont, immédiatement à l’est du chemin Saint-Laurent, des voisins qui sont eux aussi de grands propriétaires terriens : les Beaubien. Si la famille Bagg fait partie de l’establishment anglophone, on peut en dire autant de la famille Beaubien du côté de la bourgeoisie canadienne-française d’alors. Tout comme les Bagg, trois générations de Beaubien – Pierre, Louis et Charles – contribueront par leurs actions à modeler le visage actuel du Plateau Mont-Royal. La famille jouera également un rôle essentiel dans la création et le développement d’Outremont, enclavant ainsi d’une certaine façon, le domaine adjacent de la famille Bagg. On peut avancer que les réseaux financiers des deux familles, s’appuyant sur leurs groupes ethniques respectifs, contribueront également au développement différencié des territoires situés à l’est et l’ouest du chemin Saint-Laurent, renforçant le caractère frontalier de ce dernier.

La famille Bagg possède, à l’ouest de Saint-Laurent, des terres qui resteront essentiellement consacrées à l’agriculture et à la villégiature jusqu’à la fin du 19e siècle; ainsi, les fermes «Mile End» et «Black Gate» ne commenceront à être loties qu’après 1890.2

Du côté est par contre, la famille Beaubien intervient dans un territoire où se trouve déjà un village, qui se scindera en trois municipalités distinctes : l’ancien hameau de la tannerie des Bélair est devenu officiellement Côte-Saint-Louis en 1846, comme nous l’avons vu dans le chapitre 2. Deux autres villages en émergeront : Saint-Jean Baptiste en 1861 et Saint-Louis du Mile End, en 1878. Dans ce dernier cas, l’action de la famille Beaubien fut décisive.

Pierre Beaubien, médecin et grand propriétaire foncier

Le premier Beaubien, Pierre (1796-1881), est médecin et politicien : diplômé de la Sorbonne, il fut un des fondateurs de l’école francophone de médecine de Montréal s’opposant ainsi aux médecins de McGill qui voulaient conserver leur monopole.3 Mais c’est son activité de promoteur foncier qui nous intéresse ici : au milieu du 19e siècle, il est parmi les plus grands propriétaires de Montréal, et possède de vastes terres à Côte-Sainte-Catherine, Côte-Saint-Louis et Côte-des-Neiges, là se trouve l’actuel cimetière catholique.

Pierre Beaubien acquiert une première partie de ses terres en 1842. Le 23 juillet 1842, un partage met fin à une querelle entre les héritiers d’une des plus vastes fortunes canadienne-françaises du 18e siècle, celle de Pierre Foretier et de son épouse, Thérèse Legrand. Ce partage met également un terme à la plus longue saga judiciaire de l’histoire du Canada à cette époque; les nombreuses poursuites avaient complètement bloqué le développement des terres possédées par le couple.4

Le docteur Beaubien, qui avait acheté les droits d’un des héritiers, reçoit alors le cinquième de la succession. Cette part correspond essentiellement à deux vastes propriétés : la «terre de Sainte-Catherine» – au cœur de ce qui deviendra la municipalité d’Outremont – et la «terre des carrières», située au nord de l’ancien fief Closse.5

La «terre des carrières» est une longue bande étroite du coteau Saint-Louis : ses limites actuelles correspondent au sud, à l’avenue du Mont-Royal; au nord, à la rue de Castelnau; à l’ouest, au boulevard Saint-Laurent; et à l’est, à l’avenue Coloniale. Deux ans plus tard, en 1844, Pierre Beaubien élargit son territoire lorsqu’il s’associe à deux autres politiciens, Louis-Hippolyte Lafontaine, futur premier ministre du Canada et Joseph Bourret, alors maire de Montréal, pour faire l’acquisition de l’arrière-fief La Gauchetière adjacent, dont la frontière est correspond l’actuelle avenue de l’Hôtel-de-Ville.6 Pierre Beaubien complète ses acquisitions au Mile End en 1845, lorsqu’une bande de terrain qui va jusqu’à l’actuelle avenue Henri-Julien et qui appartenait à Jacob Wurtele est vendue aux enchères.

Pierre Beaubien (photo extraite des Notes historiques sur l'institution des sourds-muets).

Pierre Beaubien (photo extraite des Notes historiques sur l’institution des sourds-muets).

Après la période troublée qui a culminé avec les rébellions de 1837-38, Montréal, devenue capitale du Canada, est de nouveau en pleine croissance. En 1844, le supérieur des Sulpiciens décrit la scène ainsi à un confrère parisien : «Il y a fureur de construction en ce moment : un seul particulier demandait dernièrement des ouvriers pour bâtir sur un même terrain, 62 maisons de deux étages en briques. On me dit que plus de 700 maisons ont été depuis le printemps ou sont maintenant en construction.»7

Les promoteurs sont donc de plus en plus nombreux à espérer que les faubourgs de la ville vont escalader la Côte-à-Baron, concrétisant ainsi le rêve de John Clark qui avait prévu, dès 1825, des lotissements urbains sur ses terres entre les actuelles rues Duluth et Mont-Royal. Et, effectivement, au cours des décennies suivantes, plusieurs projets qui ont contribué à donner son visage actuel au sud du Plateau Mont-Royal seront mis en chantier : on passe alors de l’époque des maisons villageoises, surtout construites en bois le long des chemins de communication, aux lotissements planifiés, quadrillés régulièrement par des rues et des maisons de briques en rangées construites en série.8

Monseigneur Ignace Bourget et le docteur Pierre Beaubien

En 1844, toutefois, rien ne laisse présager que les terres acquises par le docteur Beaubien au nord de l’actuelle avenue Mont-Royal sont appelées à s’urbaniser à court terme. Le secteur est alors quasi-désert et en plus, peu propice à l’agriculture : le sol est peu profond, rocailleux et parsemé de marécages. La principale activité qui y est pratiquée est l’extraction de la pierre; une carrière se trouve alors entre les actuelles rues Laurier, Coloniale, Henri-Julien et Saint-Joseph. Le minuscule hameau qui héberge les ouvriers de la carrière sera d’ailleurs connu sous le nom de «Pierreville»; les carrières les plus importantes sont cependant situées plus à l’est – notamment à l’emplacement de l’actuel parc Laurier – et c’est là que se trouve le principal noyau villageois. On retrouve cette description des lieux dans un livre publié en 1900 :

Là se trouvaient d’immenses carrières de pierre, dont l’exploitation devenait très profitable, à mesure que se développaient les progrès de la construction dans la cité, et fournissait la subsistance à un nombre considérable d’ouvriers, de charretiers et de manœuvres qui, naturellement, s’étaient établis sur les lieux mêmes où s’exerçait leur industrie.

Les deux centres principaux, où se poursuivaient ces opérations, avaient pris le nom de Coteau Saint-Louis et de Pierreville, respectivement. Pour ce dernier endroit, le nom de baptême de M. le Dr Pierre Beaubien, possesseur de la plus grande partie des terrains sur lesquels grandissait le florissant hameau, avait compté pour beaucoup dans sa désignation. Pierreville porta aussi le nom populaire de Mile End, à cause d’un rond de course, jadis fameux, qui se trouvait là, juste à un mille des limites de Montréal. Cette appellation resta longtemps attachée à la municipalité civile, puis à la paroisse religieuse, mais l’usage commence à peine à s’en perdre.9

La carrière de «Pierreville» en 1869. H.S. Sitwell et W.F.D. Jervois, Fortification Surveys. Contoured Plan of Montreal & Environs, 1871 (extrait), bibliothèque et archives Canada. Les édifices de pierre, en rose, au milieu, correspondent à l’institut des sourds-muets et à l’église de l’Enfant-Jésus, sur les lots que le Dr. Beaubien donne à Mgr Bourget en 1848.

La carrière de «Pierreville» en 1869. H.S. Sitwell et W.F.D. Jervois, Fortification Surveys. Contoured Plan of Montreal & Environs, 1871 (extrait), Bibliothèque et archives Canada. Les édifices de pierre, en rose, au milieu, correspondent à l’institut des sourds-muets et à l’église de l’Enfant-Jésus, sur les lots que le Dr. Beaubien donne à Mgr Bourget en 1848.

La famille Beaubien va mettre en œuvre toute une stratégie pour mettre en valeur ce territoire, stratégie qui, comme on le verra, s’étendra sur trois générations et plus de 80 ans. Ce plan de développement urbain repose sur deux axes : la formation d’un ensemble institutionnel paroissial et l’implantation d’une gare. Nous reviendrons sur la gare, qui sera l’œuvre, à partir de 1869, de Louis Beaubien (1837-1915), le fils de Pierre; examinons d’abord le noyau institutionnel.

À cette époque, la paroisse de Montréal, administrée par les Sulpiciens, est un vaste territoire qui englobe tout le Plateau Mont-Royal actuel et bien plus encore. Malgré l’expansion urbaine, ses frontières n’ont pas été revues depuis 1721. L’une des conséquences – pour les travailleurs des carrières notamment – c’est qu’il faut se rendre à la seule église paroissiale, celle de Notre-Dame, pour l’ensemble des obligations religieuses (baptêmes, mariages, funérailles) : à une époque où les déplacements se font surtout à pied, la distance à franchir est considérable et n’est certainement pas de nature à favoriser la ferveur religieuse.

L’évêque de Montréal, Mgr Ignace Bourget, est conscient du problème. Il a aussi pris la mesure – lorsqu’il était secrétaire de son prédécesseur, Mgr Lartigue – des réticences des Sulpiciens à morceler leur immense paroisse, craignant ainsi de diluer leur pouvoir. Or, Bourget veut rapprocher l’église de ses fidèles et il désire encadrer plus étroitement les milliers de paysans canadiens qui viennent s’établir en ville à la recherche de travail. Pour l’évêque, la paroisse apparaît alors comme le meilleur outil d’intégration à la ville : Bourget veut lui confier, selon l’historien Jean-Claude Robert, «un rôle dynamique de médiation entre la ville et la campagne, facilitant l’urbanisation des ruraux canadiens-français et leur acculturation en ville.»10

Une telle démarche passe donc par le morcellement de la paroisse de Montréal et sa réorganisation en des unités plus petites qui correspondent aux nouvelles banlieues. La farouche opposition des Sulpiciens rendra cependant le processus long et complexe :

Deux conceptions de l’encadrement religieux et de la territorialité urbaine s’affrontaient. Les Sulpiciens, plus spiritualistes et tenants d’une religion austère, voulaient conserver une paroisse au territoire démesuré, tandis que l’évêque, gagné à la piété romaine et aux grandes manifestations religieuses, voyait la paroisse comme un instrument privilégié de maillage du territoire urbain pour assurer un encadrement serré des populations catholiques. Il cherchait au contraire à favoriser les unités plus petites, permettant une meilleure interaction entre le clergé et les fidèles.11

Toujours selon Jean-Claude Robert, c’est vers 1846 que Mgr Bourget décide de démembrer la paroisse de Montréal, soit deux ans après que Pierre Beaubien ait complété ses acquisitions dans le Mile End. Le 3 novembre 1849, ce dernier fait don à l’évêque d’une série de lots adjacents à la carrière située au cœur de ses propriétés pour y installer un établissement religieux :

En 1849, m. le docteur Pierre Beaubien, père de l’actuel ministre de l’agriculture pour la province de Québec, que nous considérons à bon droit comme l’un de nos bienfaiteurs insignes et dévoués, ayant offert un terrain au Coteau Saint-Louis pour y fonder un établissement religieux, Mgr Bourget eut dès lors la pensée d’y construire une maison pour y fixer l’institut des sourds-muets.

[Grâce à une souscription, la construction commença en septembre et] …quatre mois plus tard on fut étonné d’apercevoir au milieu d’une carrière, sur un terrain inculte, un grand édifice en pierre, élevé comme par enchantement.12

En fait, dans sa lutte contre les Sulpiciens, Mgr Bourget utilise un peu partout la même stratégie : il s’allie à des notables locaux – pour qui l’établissement d’une église constitue un moyen sûr de donner plus de valeur à leur propriétés adjacentes – et créée, ou fait venir de France, des communautés religieuses qui lui sont entièrement dévouées et qui gèreront les nouvelles paroisses et institutions. Les paroisses deviennent ainsi les noyaux de nouvelles communautés dominées par l’église :

La grande idée d’Ignace Bourget aura été d’aller au-delà du spirituel et du culturel et de faire de la paroisse une institution de nature tout autant sociale que religieuse, par les services qu’elle offre dans plusieurs domaines, comme la santé, la lutte contre la pauvreté, par son souci d’encadrer l’éducation, la culture, ainsi que les loisirs. (…)

Et surtout, cette parcellisation de la ville a suscité l’émergence et le renforcement d’une notabilité de paroisse qui contribuera à créer un fort sentiment local d’appartenance. En fait, avec le curé et les notables paroissiaux, se créent des cadres sociaux qui permettent d’acculturer les Canadiens français à la ville, en utilisant une institution traditionnelle et familière, la paroisse.13

Mgr Ignace Bourget (Bibliothèque et Archives Canada)

Mgr Ignace Bourget (Bibliothèque et Archives Canada)

Cette volonté d’encadrement tient aussi à une inquiétude clairement exprimée face à la moralité d’une population qui est perçue comme laissée à son sort. Par exemple, l’oblat Jacques Santoni décrit ainsi les habitants du Faubourg Québec, peu après l’arrivée de sa communauté sur les lieux en 1848 :

Pauvres en biens de la terre mais surtout en vertus, le faubourg véritable sentine de la ville et de la campagne, était le triste repère de tous les vices. Le blasphème était si commun qu’on ne pouvait sortir sans en entendre. À l’intérieur des familles, c’était des querelles et des rixes sans cesse renaissantes, produites par la passion effrénée des boissons fortes.14 

Même programme – mais exprimé en des termes plus diplomatiques – lorsque les Clercs de Saint-Viateur lancent, en 1857, une campagne de souscription pour construire l’église du Mile End :

C’est pourquoi la dite communauté ose réclamer une légère part à la générosité si bien connue des citoyens de Ville Marie. Si l’œuvre est emminemment grande et pieuse en elle-même, les circonstances semblent y ajouter encore un degré d’intérêt, car il s’agit de venir en aide à une population canadienne et catholique généralement pauvre, mais toute de zèle et d’activité, presqu’exclusivement livrée à l’exploitation des carrières d’où se tire cette pierre par excellence, qui sert aux édifices splendides par lesquels se distingue notre ville maintenant en si grande voie de progrès architectural.

Or, donner une église à cette population, c’est l’empêcher d’emigrer, c’est préparer un avenir honnête et prospère à toute une génération d’utiles citoyens, c’est en un mot contribuer à l’agrandissement de la cité, et sous le rapport religieux et sous le rapport social.15

Prochain épisode : un village au milieu de nulle part

Notes:
1. BAnQ, Atlas Hopkins, 1879, pp. 90-91. En ligne : http://services.banq.qc.ca/sdx/cep/document.xsp?id=0000174244
2. La frontière entre les deux fermes correspondait, grosso modo, à l’actuelle avenue Fairmount.
3.
Jacques Bernier, «Pierre Beaubien», Dictionnaire biographique du Canada : http://www.biographi.ca/fr/bio/beaubien_pierre_11F.html.
4. Joanne Burgess, «Pierre Foretier», Dictionnaire biographique du Canada, http://www.biographi.ca/fr/bio/foretier_pierre_5F.html.
5. BAnQ, Actes du notaire Jean-Joseph Girouard, Partage de la succession de feu dame Thérèse Legrand, épouse de Pierre Foretier, Esq. 28 juillet 1842, no 162, p. 58-59.
6. BAnQ, Actes du notaire Jean-Joseph Girouard, Foi & hommage pour le fief Lagauchetière, relevant du séminaire de l’ile de Montréal, 15 mai 1844.
7. Cité par Jean-Claude Robert, Atlas historique de Montréal, Libre expression, 1992, p. 90.
8. Selon un document rédigé le 4 avril 1950 par l’ancien archiviste en chef de la ville de Montréal, Conrad Archambault, le premier projet de lotissement urbain au nord de la rue Sherbrooke, du côté est de Saint-Laurent, remonte à 1834. Les héritiers du notaire Jean-Marie Cadieux de Courville font alors faire un arpentage de la «propriété Cadieux». Cette propriété est située entre les actuelles rues Sherbrooke, Mont-Royal, Coloniale et Hôtel-de-Ville, à l’intérieur du fief La Gauchetière. Même si plusieurs des noms de rues qui sont alors tracées existent toujours, les difficultés liées à la succession de Pierre Foretier font en sorte que tout le développement dans le secteur est bloqué jusqu’en 1842. Le projet le plus ambitieux sera celui du lotissement de la ferme Comte, située plus à l’est, à partir de 1872 : près de 1300 lots seront alors mis en vente.
9. Gaspard Dauth, Le diocèse de Montréal à la fin du XIXe siècle, Eusèbe Sénécal et Cie. 1900, p. 219.
10. Jean-Claude Robert, «Catholicisme et urbanisation au Canada français, 19e et 20e siècle», dans Pour une histoire sociale des villes, Philippe Audrère, dir. Presses Universitaires de Rennes, 2006, p. 417.
11. Ibid. p. 418
12. Anonyme, Notes historiques sur l’institution catholique des sourds-muets pour la province de Québec, Mile-End, Imprimerie de l’institution des sourds-muets, 1893, p. 9-10.
13. Jean-Claude Robert, op. cit., p. 418-419.
14. Jacques Santoni, dans une lettre à ses supérieurs en France. Cité par Lucia Ferretti, «La paroisse urbaine comme communauté sociale : l’exemple de Saint-Pierre-Apôtre de Montréal, 1848-1930», dans La paroisse, op. cit., p. 220.
15. La Minerve, 4 juin 1857, p. 2.