Chapitre 3, deuxième partie : Stanley Clark Bagg
Lors de son décès, en 1827, John Clark laisse la plupart de ses biens à son unique petit-fils, Stanley Clark Bagg (1820-1873).1 Dans ce même testament, John Clark lègue à sa femme Mary Mitcheson la plus grande partie de la Mile End Farm de 60 arpents qui longe le chemin Saint-Laurent, de la limite de la ville au sud de Duluth jusqu’à l’avenue du Mont-Royal, avec sa résidence, Mile End Lodge, située à la limite sud de la ferme; ainsi qu’une autre ferme de 18 arpents située plus au nord. Quant à sa fille, Mary Ann, l’épouse de Stanley, elle hérite des propriétés de Durham, en Angleterre. Mary décède cependant en 1835, à l’âge de 39 ans, et laisse son fils Stanley Clark Bagg, alors un mineur de 14 ans, comme seul héritier.
Son père Stanley Bagg a été nommé exécuteur testamentaire mais n’a rien reçu à son nom. Comme plusieurs de ses contemporains, il est resté toute sa vie un marchand et un entrepreneur aux activités multiples. En plus de celles déjà énumérées au début du chapitre, il s’est lancé dans l’exploitation forestière à grande échelle, le long de la vallée de la rivière Châteauguay, où il vend également des lots de colonisation.2 Mais vers la fin de sa vie, les affaires de Stanley périclitent3 : il est endetté, à tel point que lorsque son fils atteint sa majorité, en 1841, et prend ainsi possession des terres léguées par sa mère et son grand-père maternel, Stanley lui fait un aveu; il a utilisé les revenus tirés de ces propriétés «for his own profit and advantage» et reconnaît devoir 3,000 livres à son fils, une somme importante à l’époque. Stanley hypothèque ses propres propriétés pour rembourser en partie son fils et lui donne «Durham House». En échange, Stanley Clark versera une rente pour subvenir aux besoins de son père.4
Malgré les difficultés financières de son père, Stanley Clark se retrouve à gérer un patrimoine foncier, hérité de son grand-père maternel, qui est alors sans équivalent à Montréal. Il se rendra notamment avec son père dans le comté de Durham en Angleterre pour y vendre les terres que la famille y possédait et réinvestira le tout dans l’achat de nouvelles propriétés rurales à Montréal. Stanley Clark devient notaire en 1842, mais il délaisse peu à peu la pratique à partir de 1847 et, trois ans après la mort de son père en 1853, il abandonne complètement le notariat pour se consacrer à plein temps à la gestion du patrimoine immobilier de la famille.
Le révérend John Douglas Borthwick, dans un volume d’esquisses biographiques des grands Montréalais, pourra écrire en 1875 que Stanley Clark Bagg était : «at that time [1847] (after the seigneurs of St. Sulpice) the largest landed proprietor of the island of Montreal, having inherited his extensive properties, as well as a freehold estate in England, from his grandfather, the late John Clark».5À leur apogée, les terres de la famille Bagg s’étendent de la rue Sherbrooke, au sud, jusqu’à la rivière des Prairies au nord, dans l’axe du boulevard Saint-Laurent et de la rue Lajeunesse.
La période où la famille Bagg délaisse les activités marchandes pour faire de l’immobilier sa principale activité – le milieu du 19e siècle – correspond aussi aux débuts de l’urbanisation des terres situées au-delà de l’actuelle rue Sherbrooke. Lorsque les familles Bagg et Clark emménagent sur la «Côte-à-Baron», au début du siècle, l’espace qui les environne est avant tout rural; les activités pratiquées sont essentiellement agricoles ou reliées à la villégiature (chasse, courses de chevaux, etc.)
La transformation de cet environnement est intimement liée à un double phénomène, soit la perception de la montagne comme un refuge où l’on peut échapper aux inconvénients de la ville, et l’apparition, à partir de 1840, des banlieues destinées à la bourgeoisie, dont le célèbre « Square Mile» constitue l’archétype. L’aphorisme anglais «location, location, location» rend bien compte du lien entre ce double phénomène et le domaine de la famille Bagg. Lors de leur union, en 1819, les parents de Stanley Clark Bagg, Stanley Bagg et Mary Ann Clark, reçurent comme cadeau de mariage de la part du père de celle-ci la résidence, «Durham House». Située au coin sud-ouest de Saint-Laurent et Prince-Arthur (à l’emplacement actuel d’une succursale de la banque Toronto-Dominion) c’est aussi une ferme mais surtout l’une des premières maisons de pierre construites sur la «Côte-à-Baron», juste au nord de l’actuelle rue Sherbrooke. Dans ses souvenirs sur le Montréal de 1816, publiés par le Montreal Star du 5 février 1881, Jedediah Hubbell Dorwin a laissé cette description du secteur :
Above Sherbrooke Street, before reaching the Mile End tavern, there were but two houses, both of stone, and on the left side of the street, then belonging to John Clark and now the property of the Bagg estate. Sherbrooke Street was then opened from St. Lawrence street about as far west as Bleury. In 1819, two fine residences were built on this street, one by Jacob Hall and the other by Torrance. They were both prominent objects to the citizen below, and the latter being the only cut-stone structure outside the main city, was the admiration of every passer-by. It is now the residence of the Molson family.6
À l’époque décrite par Dorwin, Montréal sort de plus en plus des limites imposées par les anciennes fortifications. L’immigration britannique et irlandaise est considérable et les faubourgs se densifient. Le faubourg Saint-Laurent, situé dans l’axe du chemin du même nom, entre la rue Craig et le pied de la Côte-à-Baron, c’est-à-dire l’actuelle rue Ontario, est d’ailleurs la scène des premières opérations de spéculation foncière de l’histoire des faubourgs montréalais. Il reste que la bourgeoisie réside encore très majoritairement à l’intérieur de la vieille ville : surtout composée de marchands, elle continue d’adopter un modèle d’habitation où les quartiers familiaux sont situés au-dessus du magasin ou de l’entrepôt, comme en témoigne la maison du Vieux-Montréal d’Abner Bagg, l’oncle de Stanley Clark, évoquée plus tôt. En 1819, Thomas Torrance est donc l’un des premiers grands marchands à quitter la ville pour établir sa résidence principale sur les hauteurs de la côte, au coin nord-ouest du chemin Saint-Laurent; l’éloignement avec le cœur de Montréal est alors tel que sa villa est surnommée «Torrance’s Folly».
Mais en devenant son voisin immédiat, lorsqu’il s’installe en 1819 dans la «Durham House» que vient de lui donner son beau-père, Stanley Bagg était bien placé pour espérer que Thomas Torrance soit plus un pionnier qu’un illuminé. Stanley, comme on l’a vu plus tôt, vient de participer aux travaux de démolition des fortifications entourant la vieille ville, ce qui va permettre une circulation beaucoup plus fluide avec les faubourgs, facilitant ainsi leur expansion. Cette expansion s’accompagne cependant d’un clivage socio-économique croissant entre les différents secteurs de Montréal : les faubourgs abritent une population d’artisans et de journaliers et les maisons surtout de bois y sont beaucoup plus modestes qu’en ville.7
De plus, lorsqu’il était aubergiste à la «Mile End Tavern», Stanley Bagg a pu observer un autre phénomène : depuis le début du siècle, les grands marchands de fourrure qui dominent alors l’économie canadienne, les McGill, Frobisher, McTavish, etc. ont commencé à acheter des terrains sur la montagne. Tout en conservant leur résidence principale dans la ville, ils y établissent des villégiatures afin d’y vivre leurs années de retraite «in rural comfort» : «It was their legacy, as gentlemen farmers that particularly coloured any perception of the mountain as residential space by 1840».8
Ce mouvement correspond à l’apparition d’un «culte de la nature», particulièrement puissant dans l’imaginaire culturel britannique. À Montréal, le Mont-Royal en devient l’incarnation; ses flancs bucoliques et les prairies qui l’entourent permettent d’échapper à une ville de plus en plus bruyante et polluée.9 Les frères Bagg participent eux-mêmes à ce mouvement lorsqu’ils remplacent, en 1817, la modeste maison de bois de la ferme Noxon, chemin de la Côte-Sainte-Catherine, achetée 5 ans plus tôt, par une villa en pierre de deux étages.
Après 1840, le flanc sud du Mont-Royal cesse d’être un lieu de villégiature et abrite de plus en plus les résidences principales de la bourgeoisie montréalaise. Dans une thèse de doctorat, Salubrious settings and fortunate families, Roderick MacLeod explique qu’une nouvelle génération de promoteurs fonciers fait valoir aux Montréalais fortunés, particulièrement ceux d’origine anglo-écossaise, que ces nouveaux quartiers leur permettront de s’installer à un endroit dont les résidents partagent la même langue, religion et niveau social. Mais ce qui est surtout mis en valeur, c’est la proximité de la montagne pour échapper aux inconvénients croissants de la vie en ville. Une annonce publiée en 1845 dans la Gazette témoigne bien de cette vision :
These LOTS, situated on the most elevated and salubrious part of the city of Montreal, offer to Capitalists, rare opportunities of advantageous, and, surely profitable investment; and to those seeking a permanent residence, an agreeable and healthful place of abode. Having directly behind them – the Mountain of Montreal, and forming the very back, of the gentle declivity towards the Town, they must ever command delightful views, and the purest air.10
Ce qui deviendra le «Square Mile» se développe entre 1840 et 1890 selon deux principaux modes de lotissement : d’abord, souvent autour d’une place publique (square du Beaver Hall, square Dominion), des maisons en rangée inspirées des «Georgian terraces» anglaises, réservées à la classe moyenne; et, sur deux avenues, Dorchester et surtout Sherbrooke, les villas entourées d’immenses jardins de la grande bourgeoisie.11
Si l’environnement de «Durham House» est avant tout rural en 1820 quand la famille Bagg s’y installe, leur domaine se retrouve donc, un quart de siècle plus tard, à un carrefour stratégique composé de deux axes qui en transformeront profondément le caractère au cours des décennies suivantes :
- en bas de la côte, le faubourg Saint-Laurent ne cesse de croître et prend un caractère de plus en plus populaire; de plus, le chemin Saint-Laurent devient la plus importante artère de communications de l’île, ce qui encourage un développement commercial et résidentiel vers le nord des deux côtés de la route;
- l’axe de la rue Sherbrooke, lui, permet de relier le domaine des Bagg situé juste à l’est à ce «Square Mile».
Stanley Clark Bagg y participe d’ailleurs en quittant «Durham House» : vers 1845, peu après son mariage, il fait construire sa propre résidence, «Fairmount Villa», au coin nord-ouest des actuelles rues Saint-Urbain et Sherbrooke. En 1846, il demande au principal arpenteur du Golden Square Mile, Henri-Maurice Perrault, de faire un relevé de ses terrains situés immédiatement à l’arrière de la nouvelle villa. Le titre montre bien l’intention : Plan of a Property Situate at the Cote A Baron Belonging to Mr Bagg as Distributed into Villa Lots. Il s’agit du quadrilatère situé entre Sherbrooke, Saint-Urbain, Saint-Laurent et la future rue Milton. En 1862, un deuxième plan, également préparé par Perrault, montre que l’opération de lotissement, toujours entre Saint-Laurent et Saint-Urbain, se prolonge jusqu’à l’avenue du Mont-Royal.12
Un régime foncier en transition
Lorsque Stanley Clark Bagg prend en main les affaires familiales, il partage avec son grand-père et son père une vision de la propriété foncière qui s’inspire des pratiques de la noblesse anglaise : la famille demeure propriétaire de grands domaines pendant plusieurs générations, vivant des revenus tirés de leur location et de leur exploitation. Ces revenus proviennent de deux sources : dans les zones encore rurales, les fermes sont louées à des métayers qui s’engagent, souvent par bail notarié, à payer un loyer, améliorer les terres (enlèvement des pierres, drainage, construction de digues, etc.) et à verser une partie de la récolte. Les baux précisent le type et la quantité de bétail qui devra y être élevé, la nature des fourrages et énumèrent de façon détaillée les travaux d’entretien à accomplir.13
Par contre, dans les secteurs en voie d’urbanisation, on a vu que John Clark a prévu, dès 1825, que les fermes puissent être subdivisées en lots urbains. La vente de ces lots est cependant sujette à une «rente constituée», dont le but est d’assurer «a more than comfortable living for the Bagg widows and daughters in the third and fourth generation».14
L’acheteur s’engage à verser au vendeur une rente qui correspond généralement à 6% de la valeur du terrain; cette rente est non-rachetable et est transmissible aux générations suivantes.15Ce type de rente correspond à une vision pré-capitaliste de l’occupation du sol puisque, selon l’historienne Louise Dechêne, elle donne aux créanciers «les mêmes droits qu’un seigneur sur son fief» :
Le rentier ne cherche pas tant à faire fructifier son capital qu’à le conserver et, pour ce faire, tous les moyens qu’il déploie visent à reproduire les rapports sociaux, à resserrer un contrôle sur la propriété qui passe par le contrôle des personnes, conception essentiellement féodale que la coutume prolonge bien avant dans les temps modernes. [Les acheteurs, cependant] n’achètent pas vraiment leur emplacement, mais plutôt un droit d’usage sur celui-ci, soumis à l’obligation d’y construire une maison qui servira de support à la rente.16
Mais pour les vendeurs, surtout en des temps socio-économiques troubles comme le fut la période 1830-1850, une telle rente, garantie par la possibilité de reprendre les lots si l’acheteur ne remplit pas toutes les conditions, apparaît comme l’un des rares placements «sûrs» :
L’âge mur venant, lorsqu’il faut mettre à l’abri les profits accumulés dans le commerce, ils [les marchands] ne peuvent se tourner que vers la propriété, et celle qui est garantie par le corpus féodal représente la forme la plus sûre de placement, sinon la plus profitable en des temps d’instabilité et de dépression. Après 1840, les bourgeois fortunés achèteront des actions et des obligations dans les banques et les entreprises publiques, mais, auparavant, l’économie canadienne n’a pas encore assez de maturité pour autoriser des placements dans des formes capitalistes de production.17
Plusieurs promoteurs se rendent cependant compte que les acheteurs sont de plus en plus réticents à acheter des lots soumis à de telles obligations. Car en plus des rentes coutumières imposées par le vendeur, la propriété foncière est également soumise aux obligations du régime seigneurial. À Montréal, cela signifie que les propriétaires ont des obligations financières envers les seigneurs de l’île, les Sulpiciens; ils peuvent vendre leurs biens comme bon leur semble, mais on doit alors payer des droits aux seigneurs. Ceux de mutation, en particulier, peuvent représenter des sommes importantes pour les grands propriétaires.18
Dans la seconde moitié du 19e siècle, avec l’abolition du régime seigneurial en 1840 sur l’île de Montréal, le régime foncier commence à évoluer vers des formes plus capitalistes d’exploitation du sol. Stanley Clark Bagg reconnait d’ailleurs la dette de la famille envers les Sulpiciens et les arrérages seront payés avant de vendre les terres sous forme de lots.19Il ne met cependant pas fin à la pratique d’assujettir ces mêmes lots à la rente constituée prévue par son grand-père : au contraire, son testament rédigé en 1866 la prolonge et prévoit que ses biens immobiliers ne pourront être vendus à moins d’être accompagnés d’une rente, dont les bénéficiaires sont sa veuve, ses enfants et ses petits-enfants. Il précise même qu’elle ne pourra être remboursée avant que ces derniers atteignent leur majorité.20Sauf que les progrès de l’urbanisation rendent ce type de contrainte de moins en moins attrayant pour les promoteurs fonciers. L’université McGill, qui possède les terres adjacentes à celles des Bagg du côté ouest de Fairmount Villa, et qui veut profiter du boom immobilier du «Golden Square Mile» en a déjà fait l’expérience : ses propres lots, mis en vente en 1845 et soumis à une rente constituée, trouvent très peu d’acheteurs. Il faudra attendre qu’en 1857 la législature provinciale accorde à l’université la permission de les vendre en «freehold» pour que les lots trouvent enfin preneurs.21
Faisant sans doute face à des problèmes du même type, les héritiers de Stanley Clark Bagg s’adressent à leur tour au parlement québécois en 1874 pour obtenir une loi semblable. La loi entre en vigueur le 23 février 1875 et permettra à la génération suivante de disposer de ses propriétés foncières comme bon lui semble.22
Au moment où cette loi est adoptée, l’urbanisation de ce qui deviendra le Plateau-Mont-Royal est déjà bien engagée. La porte est donc ouverte pour permettre à la veuve de Stanley Clark Bagg, Catharine Mitcheson (1821-1914) et à son fils, Robert Stanley Bagg (1848-1912) – qui devient également notaire – de rentabiliser pleinement un capital foncier qui a une vocation de moins en moins agricole. La famille correspondra alors plus au portrait brossé par l’historien Paul-André Linteau du spéculateur foncier moderne :
Ce personnage spécule sur une éventuelle hausse de valeur d’une propriété. Il achète au meilleur prix possible et attend, souvent plusieurs années, sans faire d’autre investissement que le prix d’achat (…) Si ses prévisions sont justes, il revendra à un prix plus élevé, empochant ainsi la plus-value qui s’est créée dans l’intervalle. C’est un intermédiaire pur qui ne fait aucun développement et qui ne peut expliquer son profit que par sa perspicacité à prévoir l’usage d’un site. Au niveau de l’espace, il effectue souvent une réunification du territoire, soit en acquérant des terres contiguës, soit en unifiant sous une gestion unique les décisions relatives à des parcelles qui sont séparées les unes des autres.23
Et ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la compagnie qui vendra, après 1890, les lots des fermes «Mile End» et «Black Gate» – dans ce qui deviendra la portion ouest du quartier – s’appellera justement la «Montreal Investment & Freehold Co.» (c’est moi qui souligne). Nous reviendrons sur la famille Bagg dans un prochain chapitre lorsque le rôle de cette compagnie sera abordé.
La création d’un mythe
La biographie de la famille Bagg développera au fil des ans une véritable mythification qui mettra en évidence ses ancêtres britanniques tout en occultant la longue histoire américaine de la famille. Reprenant une notice nécrologique anonyme publiée dans le Canadian Antiquarian & Numismatic Journal24 John Douglas Borthwick écrit que :
The ancient family of Bagg can claim descent from the distinguished race of Normans, or Norsemen, and the first ancestor (…) came over from the icebound shores of Sweden in the time of Hardicanute, about A.D. 1040, and settled in England, where a branch of the family still exists.25
À aucun moment les racines américaines de la famille ne sont mentionnées, même si elles remontent au milieu du 17e siècle. L’omission est reprise dans les autres biographies qui suivront – un genre particulièrement florissant à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle.26 Ainsi, en 1904, on invente même une carrière britannique à Stanley :
His father, the late Mr. Stanley Bagg (…) was a gentleman of leisure, who inherited two estates, one in England in the county of Durham, where he was a justice of the peace, the other, the well-known Bagg estate in Montreal, which comprises property in almost every ward of the city.27
Finalement, après le décès en 1912 de Robert Stanley Bagg, le fils de Stanley Clark et le quatrième membre de la dynastie, l’ascendance britannique des Clark est carrément fusionnée avec celle des Bagg, comme dans cette notice publiée en 1914 :
The Bagg family is one of the oldest English families of the island of Montreal and one whose members have been foremost in social, financial, religious, political and military circles for the past century, or since the arrival of the first representative of the name, Stanley Bagg, Esq. who was born in County Durham, England, where this branch of the family possessed large landed estates.28
Cette confusion subsiste encore aujourd’hui et se perpétue dans plusieurs ouvrages d’histoire contemporains : par exemple, Guy Pinard, dans un ouvrage classique sur le patrimoine architectural montréalais;29 dans l’Atlas historique de Montréal, de Jean-Claude Robert30; et même dans l’article sur Stanley Clark Bagg du Dictionnaire biographique du Canada, avant sa révision en 2018 :
Sa famille est une des plus vieilles familles anglaises de l’île de Montréal et une de celles dont les membres se sont fait le plus valoir dans les milieux sociaux, financiers, religieux et intellectuels. Stanley Clark Bagg est un digne représentant de ce qu’on peut appeler l’establishment anglo-saxon de Montréal.31
Janice Hamilton, dans le cadre d’une étude généalogique des Bagg, a fait un travail remarquable pour démêler les origines véritables de la famille. Elle a retracé leurs racines américaines au Massachusetts et, surtout, elle a pu retrouver la trace de John Clark en Angleterre, boucher prospère mais qui n’avait rien d’un aristocrate, sans qui la dynastie des Bagg n’aurait pas existé.32
Il reste à comprendre ce qui explique la création d’un tel mythe : l’erreur légitime a pu jouer un rôle, mais y aurait-il eu aussi une volonté d’amplifier le prestige de la famille? Même si des hommes d’affaires d’origine américaine ont pu s’établir et réussir à Montréal,33 la bourgeoisie dominante est alors avant tout anglo-écossaise et les relations avec les États-Unis sont souvent tendues tout au long du 19e siècle. L’annexion par les États-Unis est d’ailleurs l’un des thèmes qui divise profondément les factions radicales et conservatrices de cette bourgeoisie.
La famille Bagg, elle, a choisi son camp, comme en témoignent les contrats obtenus par Stanley pendant la guerre de 1812. Ce choix sera clairement assumé pendant les années les plus tendues du 19e siècle : Stanley est le candidat conservateur pour Montréal–ouest, lors de l’élection qui conduit à l’émeute de 1832; le père et le fils s’engagent comme officiers dans la milice pro-gouvernementale lors des rébellions de 1837. Il ne serait donc pas étonnant que la famille Bagg, lorsqu’elle arrive au sommet de sa fortune dans la deuxième moitié du siècle, cherche à s’inventer un passé : l’empire britannique arrive à son apogée et les grands barons du capitalisme canadien rivalisent entre eux pour obtenir des titres de «sir» ou de «lord» outre-Atlantique.
Les villas de la famille Bagg