Chapitre 3 – Le Mile End des grands propriétaires, première partie. La famille Bagg et John Clark
Les Bagg et les Beaubien. Pendant plusieurs générations, ces familles de notables montréalais, l’une Canadienne-anglaise, l’autre Canadienne-française, grands propriétaires fonciers et voisins, joueront un rôle essentiel dans la transformation d’un espace rural en banlieue montréalaise. Dans ce chapitre, qui est publié en deux volets, nous examinerons d’abord la famille Bagg. Le chapitre suivant abordera la famille Beaubien.
Stanley Bagg et le boucher John Clark1
Stanley Bagg (1788-1853) quitte le Massachusetts vers 1795 en compagnie de ses deux sœurs, de son frère, Abner, et de leur père, Phineas. Phineas est veuf, un fermier endetté; c’est pour fuir ses créanciers qu’il émigre au Canada.2 On retrouve sa trace en 1798, alors qu’il est aubergiste à Laprairie, sur la rive sud de Montréal. C’est d’ailleurs ce métier d’aubergiste qui permet à la famille Bagg de prendre racine dans le Mile End : en 1810, Phineas et Stanley, alors âgé de 22 ans, signent un bail de cinq ans avec un boucher nommé John Clark (1767-1827) pour louer la taverne dite du «Mile End» située sur ce qui est maintenant le coin nord-ouest du boulevard Saint-Laurent et de l’avenue du Mont-Royal.3 C’est la première fois que le nom Mile End apparait à Montréal dans un document.
John Clark a lui-même acheté les terres environnantes de Jean-Baptiste Boutonne dit Larochelle et de Joseph Chevalier le 30 mai 1804. Les propriétaires précédents, les Sœurs de la Charité (Sœurs grises), leur avaient vendu cette même terre à peine 18 mois auparavant, soit le 26 avril 1803.4 Il n’y a aucune mention du nom «Mile End» à ce moment; c’est donc John Clark qui le premier a utilisé le toponyme pour désigner le carrefour où se trouvait l’auberge.5
Ce carrefour avait été créé peu de temps auparavant pour relier deux vieux chemins à celui de Saint-Laurent, soit le chemin des Tanneries et le chemin de Sainte-Catherine.6 Dans son testament, John Clark appelle cette terre «Mile End Farm» et il nomme sa propre maison (située près de l’intersection actuelle du boulevard Saint-Laurent et de l’avenue Duluth) «Mile End Lodge».
Une annonce publiée dans la Gazette le 7 août 1815 offre une récompense pour un cheval appartenant à Stanley Bagg disparu d’un pâturage à proximité de la «Mile-End Tavern» : cette annonce, retrouvée dans les années 1990, a pu mettre une nouvelle génération de chercheurs sur la trace des Clark et des Bagg en démontrant que le Mile End de Montréal était bien plus ancien qu’on ne le croyait.7
John Clark est un boucher, né sur une ferme dans le comté de Durham en Angleterre. Même s’il possède des terres et des propriétés dans cette région,8 il choisit d’immigrer au Canada, vers la fin du 18e siècle, en compagnie de sa femme, Mary Mitcheson et de leur fille unique, Mary Ann, née en 1795. Il semble disposer d’un capital en immigrant au Canada, car il achète plusieurs propriétés dans le faubourg Saint-Laurent dans les mois qui suivent son arrivée.9
Une fructueuse alliance commerciale et familiale
La relation entre John Clark et la famille Bagg devient rapidement une fructueuse alliance commerciale et familiale : le 7 août 1819, Mary Ann épouse Stanley. Celui-ci et son frère Abner deviennent entrepreneurs et se lancent dans plusieurs entreprises commerciales : construction, brasserie, exportation de blé, etc. Stanley Bagg figure même parmi les premiers propriétaires de carrières du Mile End.10 À tel point qu’on peut se demander si Stanley ne laissa pas la gestion quotidienne de la taverne à son père, Phineas. Par exemple, la même année où commence la location, en 1810, il obtient avec un associé un contrat pour démolir les bâtiments de l’ancienne citadelle et ainsi agrandir le champ de Mars.11 Ce premier contrat avec l’armée britannique en entraîne une série d’autres qui assurent la fortune de Stanley : transport d’armes pendant la guerre de 1812, construction des fortifications de l’île Sainte-Hélène et, en 1821, l’excavation et la construction du canal de Lachine.12 Stanley y associe d’ailleurs son beau-père, en le faisant fournisseur de viande pour la nourriture des ouvriers du canal.13
Stanley Bagg loue aussi des terres dans le secteur de l’auberge du Mile End, notamment utilisées comme pâturage pour le cheptel destiné à la boucherie de John Clark. Jennifer Waywell, dans un mémoire de maîtrise sur les contrats entre fermiers et propriétaires terriens de l’île de Montréal, donne l’exemple suivant :
Also located in the area surrounding Montreal were a number of small pastures, used both by butchers to fatten livestock close to the market and by urban dwellers without land who paid to allow their animals to graze on the grasses.
In one example, Phineas and Stanley Bagg, two Montreal innkeepers, annually rented a pasture at Côte Sainte-Catherine from the merchants Toussaint Pothier and Pierre Foretier. Each year, the Baggs also hired Michel Sire, identified in some acts as a vacher and in others as a journalier, who was obliged to: “garder avec soi, autant de vaches qu’il lui en sera confié par le dit Sieur [Bagg] lesquelles vaches il sera tenus de prendre tous les matins […] chez chacun de ceux à qui elles appartiendront dans la ville et faubourgs, et les ramener le soir et faire le profit et avantage de [Phineas and Stanley Bagg].14
D’autres grands propriétaires du Mile End : les religieuses hospitalières de Saint-Joseph
John Clark et Stanley Bagg ont des voisines, l’ordre religieux des hospitalières de Saint-Joseph, avec lesquelles ils développeront très tôt des relations d’affaires suivies qui se poursuivront pendant plusieurs générations. Les religieuses ont reçu, en 1730, de vastes terres au nord de la rue Sherbrooke, au lieu-dit Mont Sainte-Famille. Au début, elles les utilisent comme réserve de bois destiné au chauffage de leurs édifices.15Plus tard, les religieuses y installeront des fours à chaux et une carrière.16 Mais c’est l’utilisation de ces terres comme pâturages qui permet le développement des liens d’affaires entre les religieuses, Stanley Bagg et John Clark : ce dernier leur loue des terres dès 1804 pour y faire paître ses troupeaux.17
Un exemple peut être donné avec le renouvellement, le 25 octobre 1831, des baux pour 3 fermes appartenant aux religieuses: il s’agit d’une ferme de 12 arpents sur la Côte-à-Baron, adjacente à la Mile End Farm; d’une ferme de 45 arpents sur la Côte Sainte-Catherine, adjacente à celle de Joseph Perrault; et de la carrière de la Providence, de 28 arpents par 14 , également sur la Côte-Sainte-Catherine. En échange, Stanley Bagg s’engage à payer 20 livres comptant aux religieuses, à leur verser 25 minots de pommes de terre «de la meilleure qualité» et à payer les rentes seigneuriales. Il s’engage aussi à garder les bâtiments de ferme, les clôtures et les terres en bon état, à les «cultiver en bon père de famille». De leur côté, les hospitalières pourront y faire pâturer 28 vaches, «après la récolte».18
Une piste de course dans le Mile End
Mais Stanley Bagg et John Clark n’exploitent pas les champs entourant la «Mile End Tavern» qu’à des fins agricoles. La proximité avec la ville entraine le développement d’activités ludiques liées à la villégiature : au printemps 1811, Stanley Bagg s’associe au Montreal Jockey Club pour construire, sur la ferme adjacente une des premières pistes de courses de chevaux du Bas-Canada :
Phineas and Stanley Bagg, innkeepers of Mile End let to David Stansfield on behalf of Jockey Club Montreal. (…) Phineas and Stanley Bagg are lessees of Mile End Tavern and Farm at Ste. Catherine, owner John Clarke. They will lease (sublet) a part of the farm, ground called The Quarry on left side of road, to be used for a race course; lessors will receive rights in and outside the circuit for ‘convenience of spectators’. Lessors will act as overseers.19
Un plan remarquable de la propriété des Religieuses Hospitalières de Saint-Joseph dressé par l’arpenteur Charles Turgeon en 1822 illustre ce rond de «courses de chevaux» du Mile End. Le redressement du chemin de la cote Sainte-Catherine, qui serpentait auparavant entre les propriétés de John Clark et de ses voisins, a libéré de l’espace pour la piste. Une partie de cet espace servira ensuite à l’extension des terrains de l’exposition agricole provinciale et au parc Jeanne-Mance.
De plus, lorsque les religieuses y déménagent l’Hôtel-Dieu, en 1860, elles deviennent partenaires de la famille Bagg pour urbaniser les terres adjacentes, procédant à des échanges de lots et à des lotissements. Ainsi, le 8 février 1859, l’Hôtel-Dieu achète des Bagg un terrain «en franc alleu roturier»20 avec clôture de pierre entre la rue Saint-Urbain et les terres d’Augustin Cuvillier rue Saint-Laurent. En échange, les Bagg s’engagent à faire ouvrir la rue Saint-Urbain depuis la rue portant leur nom jusqu’à l’hôpital et accordent un droit de passage aux sœurs à travers leur propriété, pour l’accès à la rue Sherbrooke. Des plans de lotissement accompagneront ce nouvel espace urbain créé par l’ouverture des rues conduisant à l’hôpital.21
Au nord et à l’est du nouvel Hôtel-Dieu, ce sont les fonctions ludiques et éducatives qui prendront la place de l’agriculture, particulièrement dans la deuxième moitié du 19e siècle. Nous développerons cet aspect dans un autre chapitre, mais mentionnons ici l’installation de l’exposition agricole provinciale sur des terres appartenant aux religieuses et aux Bagg dans les années 187022 et, bien sûr, l’inauguration du parc du Mont-Royal en 1876. En plus de la chasse qui s’y pratiquait depuis le début du 19e siècle, la création du parc entraînera l’aménagement de nombreuses activités récréatives sur son flanc est : funiculaire, toboggan en hiver ainsi que le premier terrain de golf au Canada, le «Royal Canadian Golf Club» ouvert en 1874.23 Juste à l’est de l’Hôtel-Dieu, sur un terrain acheté à la famille Bagg, on trouvera également le Jardin Guilbault, à la fois parc d’attractions et jardin botanique qui attirait des milliers de visiteurs entre 1862 et 1869.24 Notons finalement que la partie des terrains de l’exposition située au nord de l’actuelle avenue Mont-Royal et délimitée par l’avenue du Parc à l’ouest, la rue Saint-Urbain à l’est et le boulevard Saint-Joseph au nord, sera ainsi épargnée par les lotissements urbains jusqu’aux environs de 1905-1910, ce qui influencera grandement le développement du secteur environnant.
Un premier plan d’urbanisation du Plateau
John Clark, en achetant de nombreuses fermes tout autour de l’auberge du Mile End et au nord de celle-ci, a aussi anticipé très tôt qu’elles ne serviraient pas qu’à l’agriculture ou à des activités champêtres comme les courses de chevaux. Il avait également prévu que l’expansion du faubourg Saint-Laurent, où il avait acheté plusieurs lots peu après son arrivée à Montréal, se poursuivrait vers le nord et franchirait l’obstacle de la Côte-à-Baron pour y rejoindre son auberge. Véritable visionnaire, il offre dès 1822 à l’évêque auxiliaire à Montréal, monseigneur Lartigue, le terrain et la pierre nécessaire à la construction de sa nouvelle cathédrale. Voici ce que ce dernier écrit, le 30 décembre 1822 à son supérieur de Québec, monseigneur Plessis :
Je pourrais avoir aussi gratis d’un protestant nommé Clarke un vaste terrain aux Tanneries des Belair, avec toute la pierre de mes édifices également gratis : mais cette position me paraît trop éloignée du centre de la population catholique, même future; et je crois qu’elle n’agréerait à personne.25
Auparavant, Mgr Lartigue explique que pour l’emplacement de sa nouvelle église, il a plutôt accepté l’offre de «Mme Denys Viger (…) sur une des places les plus élevées de sa terre, entre le faubourg Saint-Laurent et le faubourg Saint-Louis» et que l’orateur Papineau, de la célèbre famille du même nom, a complété le don : on y construira Saint-Jacques-le-Majeur, qui deviendra la cathédrale de Montréal quand le diocèse de Montréal est créé en 1836 et que Mgr Lartigue en est confirmé comme premier titulaire.
L’offre de John Clark était trop en avant de son temps. Située dans un faubourg de l’est et entourée de vergers, plusieurs paroissiens de la ville trouvaient déjà la nouvelle église Saint-Jacques bien éloignée; que dire alors d’une église construite en plein champ sur un plateau isolé et peu accessible plusieurs mois par année !
Mais le boucher ne renonce pas pour autant à trouver une vocation autre qu’agricole aux terres qu’il a achetées le long du chemin Saint-Laurent. Dans un codicille à son testament de 1825, il inclut un plan d’arpentage de la partie des terres de sa «Mile End Farm» s’étendant de Duluth à Mont-Royal, entre Saint-Laurent et Saint-Urbain, qui prévoit sa subdivision en 76 lots. John Clark veut ainsi assurer un revenu à ses descendants, puisqu’il pose comme condition que les lots soient cédés en échange d’une rente constituée à un intérêt annuel de 6%. Mais il n’en reste pas là : dans le même document, il se fait urbaniste avant l’heure, prévoit le tracé d’une rue parallèle à Saint-Laurent, qu’il baptise de son propre nom, soit l’actuelle rue Clark;26 exige que les lots sur cette future rue ne soient pas vendus à moins de 25 livres; sur Saint-Laurent, il fixe le prix minimum à 50 livres et précise que les maisons qui y seront construites devront être en pierres ou en briques,27promouvant ainsi un développement résidentiel et commercial qui tranche avec le faubourg où les maisons de bois dominent.
Les générations suivantes de la famille Bagg imposeront des conditions similaires à leurs acheteurs afin assurer une uniformité socio-économique à leurs nouveaux quartiers : «Their sales of land always required the buyer to build promptly and on a substantial scale, with stone facing, a minimum of two stories, strictly for residential occupancy, in conformity to their street plan and private conception of zoning».28
Ce projet de John Clark devance d’au moins 35 ans la naissance du village de Saint-Jean-Baptiste qui, sur son flanc est, sera largement l’œuvre de promoteurs canadiens-français. L’historiographie montréalaise a souvent décrit le boulevard Saint-Laurent comme une frontière entre les secteurs anglophones et francophones de la ville, ainsi qu’en témoigne cet article d’Alan Knight :
Contrairement à ce que certains ont pu dire, les lotissements de M. Cadieux de Courville [un des promoteurs du village de Saint-Jean Baptiste] ne sont pas tributaires du savoir-faire d’un Redpath ou d’un McGill pour la très bonne raison qu’ils ont été réalisés avant ceux effectués par ces anglophones. Ces lotissements traduisent donc tout le savoir-faire urbain d’une société inscrite depuis longtemps dans l’espace colonial. Voilà pourquoi l’enjeu du développement du village se situe autant sur le plan culturel que technologique.29
Mais la volonté de John Clark d’attirer une population catholique canadienne-française dans le secteur en offrant d’y construire la cathédrale, sans parler de ses relations d’affaires suivies avec les religieuses hospitalières, et ce bien avant les lotissements de Cadieux de Courville, démontre que cette frontière, aussi réelle soit-elle, était aussi perméable.
Excellent!
Would like to find more on the Mile-End history from the 1890 to 1940 period. Any suggestions?
Hi,
No synthesis of Mile End’s history between 1890 and 1940 has been published yet. (We’re working on it at Mile End Memories.) What we’re publishing on our web site will go, for the time being, to 1910 (the year when Montreal annexed the Ville Saint-Louis suburb). After that, we’re still in the research stage.
If you’re interested in the Jewish period (roughly 1920-1960), a lot has been published already. Pierre Anctil’s books and articles would be a good starting point.
Otherwise, keep coming back to our web site. We’re regularly adding new material.
Regards,
Yves Desjardins