Le premier hameau qui s’est développé sur un territoire auparavant uniquement occupé par des fermes était situé à l’intersection des actuelles rues Mont-Royal et Henri-Julien. On l’a surnommé village de la tanneries des Bélair, en raison de la dynastie familiale qui s’est installée là. Jean-Louis Plessis dit Bélair, né en France en 1678, a appris le métier dans son pays natal. En 1710, l’intendant veut mettre fin au monopole exercé par les familles qui possèdent les deux seules tanneries de Montréal (les Delauney et les Barsalou). Il accorde donc à Plessis le droit d’exercer lui aussi ce métier. Après avoir loué ses services à d’autres entrepreneurs, Jean-Louis Plessis a accumulé suffisamment de capital en 1714 pour acheter son propre terrain et y établir sa tannerie.1
Il acquiert huit arpents en superficie au coteau Saint-Louis, au prix de 600 livres. Sur ce lopin de terre, à l’emplacement d’un ruisseau, Bélair fait construire par un maitre charpentier un moulin à tan avec une roue à eau. Lorsque Bélair y installe sa tannerie, le secteur est pratiquement désert. Mais il est sur le point de devenir plus accessible grâce à l’ouverture, en 1717 par les Sulpiciens, d’un «grand chemin du Roy» — l’actuel boulevard Saint-Laurent — destiné justement à favoriser la communication avec les terres nouvellement ouvertes au milieu de l’île de Montréal.
Deux raisons expliquent le choix du site : les tanneries doivent se tenir loin de la ville, car les activités liées au traitement des peaux brutes génèrent de fortes odeurs, et elles ont également besoin de beaucoup d’eau; un ruisseau, venant de la montagne, se trouvait justement à cet endroit.2 La portion du chemin qui relie les tanneries à la ville, via le chemin Saint-Laurent, sera d’ailleurs d’abord connue sous le nom de «chemin des Tanneries». C’est aujourd’hui une partie de l’avenue du Mont-Royal.
Mais si les Plessis-Bélair furent les premiers à s’installer dans le secteur, ils n’y restèrent pas longtemps seuls. En 1742, son fils Charles, qui a repris la gestion de la tannerie, poursuit une autre famille de tanneurs établie à proximité, les Robreau dit Duplessis, pour avoir détourné le ruisseau alimentant l’entreprise familiale.3
Même si le juge donne raison à Charles, sa victoire sera de courte durée : en 1749, il vend sa tannerie à l’entrepreneure Louise de Ramezay qui en confie la gérance à son concurrent, Pierre Robreau.4 Il y a probablement aussi eu réconciliation entre les deux familles car, entre-temps, Robreau a épousé Marie-Louise Plessis-Bélair, la fille de Jean-Louis et la sœur de Charles.5
Vers 1750, Charles achète d’autres terres à proximité de la tannerie, et aussi une longue bande étroite, située juste à l’ouest des actuelles rues Sainte-Élisabeth et Laval, qui part des limites de la ville fortifiée, traverse le faubourg Saint-Laurent vers le nord et escalade la côte à Baron, l’actuelle rue Sherbrooke.6 Dans une étude sur le développement du faubourg Saint-Laurent, Alan M. Stewart indique que la famille s’enrichira également en lotissant les terres qu’elle possède à l’intérieur du faubourg.
Chose certaine, en 1781, les deux familles sont déjà bien implantées sur le coteau Saint-Louis.
Le coteau Saint-Louis en 1781
Nous le savons parce que cette année-là, les seigneurs de Montréal –les Messieurs de Saint-Sulpice- font un aveu et dénombrement (c’est-à-dire une énumération des propriétés et des propriétaires) de leur domaine.7
Son contenu nous donne un aperçu de l’état du vaste territoire du Coteau Saint-Louis, qui se situe au-delà du faubourg Saint-Laurent et s’étend jusqu’à la limite de la paroisse de Montréal, près de l’actuelle rue Jean-Talon. On y décrit un espace partagé entre 20 propriétaires, dont deux communautés religieuses, les Demoiselles de la charité (Sœurs grises) et les Religieuses hospitalières (Hôtel-Dieu). Ces dernières y possèdent, dans le secteur ouest adjacent à la montagne, dit la terre de la Providence ou Mont Sainte-Famille, cent cinquante arpents, composés de taillis, terres en friches et de terres labourables. Sauf pour deux vergers (dont l’un contient un pressoir à cidre), les terres de leurs voisins (Dumeyniou, Lepailleur, héritiers Caron, etc.) sont décrites comme constituées de friches, «fredoches» (fardoche) et taillis. On peut donc penser que, tout comme les communautés religieuses qui résident encore à l’intérieur des limites de la ville fortifiée, ces propriétaires utilisent les terres surtout pour leurs ressources arboricoles, sans y résider. Ainsi, un acte notarié nous apprend que les Religieuses hospitalières exploitent un four à chaux, alimenté par le bois qu’elles font couper sur ces terres.8
Vers l’est, une fois traversé l’actuel boulevard Saint-Laurent, la situation est toute autre. Les clans Plessis-Bélair et Robrau-Duplessis y possèdent huit propriétés et cinq tanneries. Un hameau s’est formé car, en plus des tanneries, on y dénombre maisons, granges et étables. Connu avant la fin du 18e siècle sous le nom de «village de la Tannerie des Bélair», c’est le premier village à émerger sur le plateau qui domine la ville au nord du faubourg Saint-Laurent. Et si ce sont les activités liées aux tanneries qui donnent naissance au village, c’est une autre activité, l’exploitation des carrières de pierre, qui en favorisera la croissance tout au long du 19e siècle.
Les carrières
L’existence d’une veine de pierre calcaire grise jouera un rôle clef dans la pré-urbanisation du secteur. Elle était utile aux tanneries : la chaux qu’on fabriquait à partir de la combustion de roches calcaires était employée dans un bain qui éliminait les poils des peaux de bêtes qu’on allait tanner. Mais cette pierre a aussi été surtout utile en construction, car elle sera utilisée dans la plupart des édifices publics montréalais construits au 19e siècle. En 1823, d’ailleurs, un Plessis-Bélair propose aux marguilliers de la paroisse Notre-Dame de leur fournir de la pierre pour la construction de la nouvelle église.9 Ces activités attirent sur le coteau Saint-Louis une communauté d’ouvriers et d’artisans qui travaille dans les tanneries et les carrières environnantes. Le chemin des Tanneries (devenu rue des Carrières vers 1875) se poursuit vers le nord; son tracé qui épouse le contour sinueux des différentes carrières au fur et à mesure de leur exploitation, se démarque du trame orthogonal dominant qui sera adopté pour les lotissements urbains du Plateau Mont-Royal.10
Jacques Viger, connu surtout comme inspecteur des chemins de 1813 à 1840 et comme premier maire de Montréal (1833-1836) réalisa un grand nombre d’études et de rapports sur la société et l’administration montréalaise de son époque. Il est responsable d’un recensement tenu en 1825 dans lequel il dénombre 116 personnes au village des Bélair, dont une majorité de journaliers (35). Même si certains d’entre-eux sont peut-être des engagés dans les fermes environnantes, la majorité est employée dans les carrières. Parmi les autres métiers recensés, on note 5 agriculteurs (ainsi qu’un «parc à vaches» contenant 99 animaux), 1 forgeron, 2 maçons et 1 aubergiste. Viger compte 24 maisons, dont «une grande tannerie en pierre» et note la présence d’un magasin.11
Le même Viger, comme responsable de l’inspection et de l’entretien des chemins publics, nous a laissé en 1840, un témoignage précieux sur le territoire qui allait devenir l’est du Mile End.12 Aux fins de l’administration des chemins, ce secteur est appelé «division Saint-Michel»; il est traversé par le «chemin Saint-Michel», plus connu sous le nom du chemin des Tanneries (plus tard rue des Carrières). L’exploitation des carrières y domine le paysage :
C’est principalement de la division St. Michel qu’on tire la pierre de taille et autres pierres à bâtisse, le sable et la chaux employés dans les constructions de la ville et de ses environs; ces belles et abondantes carrières sont même exploitées pour les bâtisses de Québec. En outre de ce roulage, pesant et destructeur, il y a encore celui, très considérable, de toutes les voitures venant du nord de l’Ile, et au-delà par la route du Sault, débouchant dans la division de la Visitation. Le sol général est ou rocheux, ou sablonneux et veule.13
Ce territoire jouxte, à l’ouest, une autre division, celle de Sainte-Catherine, et le chemin Saint-Laurent constitue la frontière entre ces deux territoires. À cet endroit, l’intersection où les chemins desservant les divisions de Saint-Michel et Sainte-Catherine se rejoignent et croisent «la route en continuation de la rue Saint-Laurent», soient les actuelles rues Mont-Royal et Saint-Laurent, en fait un carrefour fort achalandé déjà appelé «Mile End». Viger décrit de la façon suivante l’état de la rue Saint-Laurent plus au sud :
C’est une rue extraordinairement fatiguée par le roulage le plus pesant, celui des carrières de la cité, etc. C’est le débouché de St. Michel, de St. Laurent [Ici, Viger veut dire la paroisse de Saint-Laurent située dans le nord de l’île], et de Sainte-Catherine, comme de tout ce qui vient de voyageurs des paroisses au-delà de l’Ile de ce côté, par les trois chemins sus-cités qui y aboutissent à Mile-End.14
Viger suggère d’ailleurs plus loin d’imposer une taxe aux carrières et un péage sur le chemin Victoria (l’actuelle avenue Papineau : un chemin privé, ouvert en 1810 par le notaire Joseph Papineau en mettant en vente les lots le longeant, et qui vient juste d’être déclaré public), afin d’y construire un «chemin à lisses» (tramway à traction animale) qui permettrait le charroi des pierres de carrière jusqu’à la Place de la Reine du faubourg Québec, qui deviendrait alors le lieu de dépôt de ces matériaux. Le tout, évidemment, pour désengorger le chemin Saint-Laurent.
L’état des chemins qui relient ce village à la ville constitue un enjeu important pour les propriétaires de carrières. L’entretien de ces chemins est d’ailleurs au cœur de la gouvernance montréalaise qui connaîtra plusieurs réorganisations dans la première moitié du 19e siècle.15
Entre autres pour acheminer les lourds chargements de pierre vers la ville sur des routes carrossables, le système des corvées n’est plus du tout adéquat : en 1840, le gouverneur confie donc la gestion des chemins à des syndics (Turnpike Trust) qui organisent des barrières à péage destinées à faire payer les usagers.16
Le village de Côte Saint-Louis
Avec l’activité des carrières, le hameau s’est surtout développé au nord de la tannerie, entre les actuelles avenue Laurier et rue Saint-Grégoire : quelques maisons villageoises y ont d’ailleurs survécu jusqu’à ce jour. En 1846, le village avec ses environs est incorporé sous le nom de Village de la Côte-Saint-Louis. Ses résidents deviendront célèbres dans la deuxième moitié du 19esiècle, lorsqu’ils seront connus sous le nom de «Pieds-Noirs»; nous en reparlerons. Quant aux familles Plessis-Bélair et Robreau, elles posséderont des propriétés sur le coteau Saint-Louis pendant plus d’un siècle, comme en témoignent le livre de renvoi du premier cadastre de Montréal en 1872 et différentes cartes conservées à la BAnQ.17 D’ailleurs, en 1991, un journaliste de La Presse a interviewé un résident de la rue Mentana, Jean Plessis-Bélair, qui revendiquait fièrement ses racines au cœur du Plateau!18
On peut émettre l’hypothèse que les propriétaires des carrières du coteau ont pesé lourd pour obtenir l’incorporation en village, afin d’obtenir un plus grand contrôle sur leur territoire. Dans son article sur les Pieds-Noirs, Robert Prévost écrit :
Le nombre des familles dans les environs devint assez considérable pour que les autorités songeassent à leur donner une administration. Dans le début, le territoire fut administré par des commissaires, parmi lesquels on relève les noms de MM. Godard Lapointe, Édouard Cadorette et Jean Prénoveau, avantageusement connu à Montréal comme entrepreneur et comme possesseur de riches carrières dans la localité. Ce hameau florissant ne pouvait rester sous le contrôle des fonctionnaires et, en 1846, les chefs de famille de la localité, les Dupré, les Martineau, les Potvin, les Lapointe, etc., songèrent à l’incorporation.19
En fait, comme le souligne Dany Fougères, particulièrement dans les mois entourant la création du village, le système de gouvernance locale de la province est particulièrement instable : entre 1845 et 1855, dans la foulée du rapport Durham, on instaure un système municipal, on le défait, puis on en établit un nouveau. Sur le territoire de la paroisse de Montréal autour de la ville, une vaste municipalité, Hochelaga, est créée le 18 juin 1845; moins d’un an après, le 9 juin 1846, Hochelaga est à son tour subdivisée en cinq municipalités, dont celle de la Visitation, qui verra son propre territoire amputé de la partie «communément appelé village des Tanneries des Bélair» moins de cinq mois plus tard, soit le 14 octobre 1846.20 Ce nouveau village de la Côte-Saint-Louis comprend le territoire du coteau Saint-Louis des Sulpiciens à l’extérieur de la ville de Montréal, augmenté d’une bande sise entre la rue Saint-Hubert d’aujourd’hui et le chemin Papineau, justement là où d’importantes carrières étaient situées. Ses frontières sont alors définies ainsi :
Le village de la Côte Saint-Louis communément appelé «La Tannerie des Bellaires», et formant partie de la municipalité de La Visitation, constituée et limitée par le dit Statut du Canada de la neuvième Victoria, chapitre soixante-et-dix-huit, sera bornée comme suit: au sud-est, par les limites de la cité de Montréal; au sud-ouest, par les limites de la municipalité de la Côte des Neiges;21au nord-ouest, partie par les limites de la paroisse de Saint-Laurent et partie par les bornes de la paroisse du Sault-au-Récollet; et au nord-est, partie par le chemin communément appelé Chemin Papineau, depuis les limites de la cité de Montréal susdites, jusqu’à l’intersection du chemin de la Côte de la Visitation; et de là, par une droite ligne en prolongement du dit chemin, jusqu’aux limites de la paroisse du Sault-au-Récollet susdite.22
Cette nouvelle réorganisation du territoire sera éphémère. Dès l’année suivante, en 1847, le législateur abolit toutes les municipalités – à l’exception des villes et villages incorporés – et les remplace par des comtés. Les municipalités à l’échelle des paroisses reviendront en 1855, pour de bon. Les seules municipalités antérieures à 1855 sur l’île de Montréal sont donc la ville de Montréal proprement dite, et le village de Côte-Saint-Louis.
Pour expliquer comment Côte-Saint-Louis a pu obtenir et conserver son statut municipal, dans l’état actuel des recherches, on ne peut avancer que des hypothèses. Car le reste de la paroisse était déjà découpé en côtes et villages, même si aucun ne bénéficiait d’une incorporation municipale. Jean-Claude Marsan explique dans son ouvrage de référence sur l’urbanisation de Montréal que le système de peuplement en côtes, une «unité de voisinage»23, fait en sorte que ses résidents ont le sentiment d’appartenir à une communauté distincte, c’est-à-dire «l’unité territoriale élémentaire de cohésion sociale (…), au point de faire naître chez le censitaire une identification profonde à un territoire propre et un sens d’appartenance à une communauté humaine spécifique».24 Mais comment expliquer que d’autres communautés villageoises de l’île de Montréal également bien structurées, comme Saint-Henri ou Cote-des-Neiges, n’aient pas obtenu le même statut que Côte-Saint-Louis?
Il faut alors regarder du côté des grands propriétaires fonciers : avec l’essor des travaux publics à Montréal, ceux qui possédaient les carrières de Côte-Saint-Louis jouissaient d’une richesse et d’une influence non-négligeables. Cette piste est indiquée par Dany Fougères lorsqu’il écrit :
Les principaux promoteurs de l’incorporation municipale se trouvent parmi les plus grands propriétaires fonciers, lesquels voient en la corporation municipale un précieux outil politique pour l’avancement de leurs projets. Invariablement, la demande d’incorporation tient simultanément (…) d’une volonté de mise en valeur du territoire et de l’ambition de doter celui-ci d’infrastructures publiques.25
L’influence de ces grands propriétaires et promoteurs fonciers ne fera d’ailleurs qu’augmenter dans la deuxième moitié du 19e siècle, alors que l’urbanisation atteint le secteur : Côte Saint-Louis sera démembré à plusieurs reprises à son tour à cause de l’action de ces promoteurs, avant d’être finalement annexée par Montréal, en 1893. Pour comprendre le rôle qu’ont joué ces promoteurs dans le développement du Mile End, nous allons nous pencher dans le prochain chapitre sur deux familles, parmi les plus grands propriétaires fonciers du territoire situé de part et d’autre du chemin Saint-Laurent : côté ouest, les Bagg et, côté est, les Beaubien.
Rev. par Justin Bur sept. 2021; oct. 2022
Jeeeeedelj
Je me nomme Normand Plessis Belair et mon fils Charles Plessis Belair, nous avons DES immeubles sur Le plateau et sommes heureux de connaitre ici nos origines Merci!
Remerciements appréciés ! Nous savions que la famille Plessis Belair avait été longtemps propriétaire de terrains sur le Plateau, mais ignorions que c’était toujours le cas.
Si vous détenez des informations sur vos ancêtres, n’hésitez pas à les partager ici et avec nos amis de la Société d’histoire et de généalogie du Plateau Mont-Royal.
Ce billet est superbement rédigé et présente tous les faits significatifs touchant le Coteau Saint-Louis, la tannerie et les carrières.
Merci beaucoup! Venant de vous, c’est très apprécié.