Chapitre 5, Le Plateau des villages et les cousins Villeneuve


La période 1880-1910 amorce une mutation décisive du Mile End : les villas, fermes et résidences d’artisans vivant à proximité de leur lieu de travail cèdent leur place à une nouvelle ville – le village obtient le statut ville en 1895 – qui devient quartier de Montréal le premier janvier 1910.  En 1881, trois ans après l’incorporation du village, Saint-Louis ne compte encore que 1,537 habitants : après c’est l’explosion.  Sa population passe de 3,500 habitants en 1891 à près de 11,000 en 1901 et à 37,000 en 1911, ce qui en fait la banlieue dont la croissance est la plus rapide sur toute l’île de Montréal.1

Un troisième ingrédient, après l’église et la gare, contribue de façon décisive à cette expansion : la révolution industrielle, non seulement en raison de ses énormes besoins de main d’œuvre, mais aussi parce qu’elle favorise l’émergence d’une nouvelle classe moyenne, celle des ouvriers qualifiés et des cols blancs. Cette population alors en pleine ascension sociale sera la cible de choix des promoteurs des nouvelles banlieues.  Mais pour faire «prendre la mayonnaise», un liant est indispensable, et ce sera le développement des transports collectifs, incarné par le tramway électrique : son arrivée donne aux spéculateurs fonciers le signal que les temps sont mûrs pour créer de nouveaux quartiers.  Et, dans le cas du Plateau-Mont-Royal – comme on le verra dans les prochains chapitres – le tramway électrique est une condition d’autant plus indispensable à son urbanisation, qu’il y a un obstacle géographique de taille à franchir, celui de la côte entre les rues Ontario et Sherbrooke.

Pour décrire cette période d’urbanisation accélérée – particulièrement entre 1880 et 1910 –  les historiens et les géographes parlent de la transition entre la ville piétonnière («walking city») et les banlieues de tramway («streetcar suburbs»). Cette transformation de l’espace urbain implique l’entrée en scène d’une nouvelle génération de promoteurs,  joueurs de  premier plan dans l’aménagement de l’espace, comme l’a si bien montré Paul-André Linteau dans son étude sur Maisonneuve.  Homme d’action, souvent à la fois spéculateur, grand propriétaire, entrepreneur et politicien, ce type de promoteur veut créer de toute pièce une ville à l’image de ses ambitions :

     À l’inverse du spéculateur pur,  il ne se contente pas d’attendre la hausse de la valeur du terrain, il la provoque en contribuant à modifier le cadre dans lequel s’insère sa propriété. (…)

 L’action du promoteur consiste à mettre en valeur un site. Un facteur primordial est l’accessibilité. Celle-ci est parfois naturelle mais le plus souvent il faut la créer. Le rôle des transports est ici crucial : le chemin de fer, le tramway, sont essentiels à la réussite des projets du promoteur. (…) Dans ces circonstances, on ne s’étonne guère des liens qui unissent promoteurs et entreprises de transport en commun.2

 Joseph-Octave Villeneuve, épicier, entrepreneur et maire

Dans le cas des villages de Saint-Jean Baptiste et de Saint-Louis du Mile End, deux cousins jouent un rôle clef : Joseph-Octave et Léonidas Villeneuve seront littéralement les «parrains» de ces communautés.  Joseph-Octave, l’aîné (1836-1901), est le plus connu : archétype du «self-made-man» à l’américaine, il a peu d’instruction mais commence très jeune dans le commerce au détail.  Le 12 juillet 1856, Stanley Clark Bagg lui loue l’auberge du Mile End, situé sur le chemin Sainte-Catherine3 au coin nord-ouest de Saint-Laurent.  Joseph-Octave Villeneuve, qui n’a que 20 ans, s’engage en retour à lui verser la somme de 50 livres par année, ainsi que 4 livres, 3 shillings et 4 pennies par mois, «à réparer le jeu de quilles et à faire poser deux tables de jeux neuves».  La bâtisse est décrite comme une maison en pierre de deux étages avec écurie, remises et 2 jardins.4

L’automne suivant, le 8 septembre, Stanley Clark Bagg loue pour 5 ans à Joseph-Octave un lot d’un arpent avec front sur la rue Saint-Laurent  juste en face de l’auberge, au coin sud-ouest de Mont-Royal.  En échange, ce dernier s’engage à y construire un édifice de 32 pieds de façade et de 18 pieds de profondeur. Ce doit être un «bon bâtiment» qui servira «d’étaux de bouchers ou de magasins de grains et dont il aura la jouissance».  Le bail prévoit que Stanley Clark Bagg pourra reprendre possession de tous ces bâtiments si Joseph-Octave venait à manquer à ses obligations.5  Stanley Clark Bagg n’avait pas à s’inquiéter, car l’entreprise de Villeneuve devient un commerce prospère :

      J.-Octave Villeneuve a commencé comme «épicier du coin» et patiemment grossi son affaire, devenue la firme J.-O. Villeneuve et Cie, épicerie en gros. Entendons-nous. L’épicerie en gros ne vend pas seulement aux détaillants. Elle est accessible aux familles nombreuses, qui se rassemblent au besoin à deux ou trois et qui achètent leurs provisions à la poche ou à la caisse. L’épicerie en gros est un magasin de père de famille.6

Joseph-Octave Villeneuve

Joseph-Octave Villeneuve

En 1860, Joseph-Octave se lance aussi dans les transports en créant la «Mile-End omnibuses», navette entre Terrebonne  – le village d’origine de sa famille – et Saint-Jean Baptiste favorisant ainsi les liens commerciaux entre ces régions. Toutes ces initiatives visent à renforcer le caractère de carrefour stratégique de l’intersection Saint-Laurent/Mont-Royal. Mais, comme le soulignent ses biographes, c’était alors un véritable pari :

     Villeneuve a établi son commerce au cœur du village de Saint-Jean-Baptiste où, à la suite du grand incendie de 1852 à Montréal, affluent ouvriers, artisans et spéculateurs en quête de terrains et de logements bon marché. Ce village aux maisons de bois, dépourvu des services publics minimaux, dont l’air est pollué par la poussière des ruelles, les égouts à ciel ouvert et la fumée des fours à chaux, a piètre allure; mais Villeneuve devine qu’il est promis à un grand avenir, même si l’absence d’un cours d’eau ou d’une voie ferrée ne favorise guère son développement industriel.7

Publicité pour les ominbus Villeneuve (Musée McCord)

Publicité pour les ominbus Villeneuve (Musée McCord)

Saint-Jean Baptiste n’a peut-être pas les ressources pour être au cœur de la révolution industrielle – comme les environs du canal Lachine à la même époque – mais Villeneuve a raison de miser sur le développement de sa vocation de banlieue résidentielle. Parce qu’il est entrepreneur dans les transports, il a compris que l’arrivée du tramway rendra l’accès au Plateau plus facile aux milliers d’ouvriers venus des campagnes attirés par les nouvelles manufactures et qui sont à la recherche de logements : le carrefour du Mile End ne sera plus qu’un point d’arrêt pour des voyageurs de passage – comme les fermiers qui vont vendre leur produits en ville –  ou un lieu de détente pour les travailleurs des carrières environnantes, mais le point d’ancrage d’une nouvelle municipalité. Lorsqu’il en devient maire en 1866, Saint-Jean Baptiste  – qui s’est détaché de Côte Saint-Louis en 1861 – est déjà un village de plus de 4000 habitants.  Joseph-Octave Villeneuve conservera ce poste jusqu’à l’annexion à Montréal en 1886; le village, devenu ville entretemps, compte alors plus de 15,000 résidents.8

En 1869, Villeneuve vend pour 400 $ sa compagnie de transport à des hommes d’affaires qui veulent prolonger vers le nord les rails du tramway hippomobile de la «Montreal City Passenger Railway Company».  Ce qui ne l’empêche pas de mettre sur pied une nouvelle compagnie de transport dès l’année suivante, la «Terrebonne and Back River Omnibuses».9 Villeneuve réinvestit une partie des bénéfices qu’il retire de son commerce dans  l’achat de propriétés foncières tout au long de la rue Saint-Laurent.

Les archives de Bell indiquent aussi qu’en 1882, «J.O. Villeneuve épicier», est le premier à posséder un téléphone dans tout le secteur.10  Son sens des affaires ne s’arrête pas là : en 1875, il s’associe à son cousin, Léonidas, pour lancer une entreprise de matériaux de construction, qui fournit au secteur tout ce qui est nécessaire à son développement : bois, goudron, gravier, scierie, etc.

Léonidas Villeneuve, marchand de bois, entrepreneur et maire

Car Léonidas (1849 -1913) n’est pas en reste avec son cousin : ils se sont en quelque sorte divisés le territoire; Saint-Jean- Baptiste pour l’un, Saint-Louis du Mile End pour l’autre. Né à Sainte-Anne-des-Plaines, dans le comté de Terrebonne comme son cousin, il est fils de cultivateur et peu instruit, sauf qu’il a le commerce du bois dans le sang. Son aîné – déjà commerçant et politicien établi – lui donne un coup de pouce lorsqu’ils deviennent partenaires : l’un dispose d’un réseau de contacts dans l’establishment  politique et commercial du temps, l’autre ouvre une nouvelle sphère d’activité et un nouveau territoire à l’empire familial.

Léonidas Villeneuve (Montreal Old and New)

Léonidas Villeneuve (Montreal Old and New)

Même s’il est maire de Saint-Jean Baptiste, Villeneuve a quand même appuyé Louis Beaubien lors de la campagne électorale de 1875. On accusait pourtant Beaubien d’avoir implanté la gare au beau milieu de ses terres, situées plus au nord, plutôt qu’au village de Saint-Jean Baptiste, comme il l’avait d’abord promis.11 Cet appui revêt toutes les apparences d’une étroite alliance politique et commerciale.  Politique d’abord, parce que les trois hommes font partie de l’aile ultramontaine du parti conservateur : c’est d’ailleurs Joseph-Octave Villeneuve qui succède à Louis Beaubien comme député d’Hochelaga au parlement provincial, lorsque ce dernier quitte la vie politique en 1886.12  Commerciale ensuite, puisque l’ouverture de la gare du Mile End, en 1876, favorise l’expansion vers le nord des entreprises des deux cousins.

«Leonidas Villeneuve & Co, Dealers in Lumber» ouvre en 1878 les portes d’une vaste cour à bois située au 2, rue Saint-Laurent – juste à l’arrière de l’auberge du Mile End – sur des terrains loués à la famille Bagg.13 L’entreprise des cousins Villeneuve devient ainsi la destination privilégiée du bois acheminé par le chemin de fer créé grâce aux efforts de  Louis Beaubien ! Ils ont pignon sur rue à Saint-Louis du Mile End l’année même où le village se sépare de Côte Saint-Louis et où l’ouverture d’une gare permanente permet des opérations commerciales plus importantes dans les environs. Bois de chauffage sans doute, mais surtout tout le bois de construction nécessaire à l’urbanisation du Plateau Mont-Royal : l’entreprise est stratégiquement située entre la nouvelle gare, les terrains encore vierges du nord et le secteur en plein développement plus au sud.  Au plus fort de son activité,  L. Villeneuve et Cie possèdera, en plus du commerce montréalais, des terres à bois dans les Laurentides et une scierie à Saint-Jérôme.14

Léonidas utilise la même stratégie que Joseph-Octave et s’implique à fond dans la politique de la nouvelle municipalité : il se fait élire conseiller ou maire de Saint-Louis du Mile End pendant presque toute la période comprise entre 1883 et 1900.15 Ce qui n’empêche pas son entreprise de bénéficier des contrats de la municipalité : pour ne donner qu’un seul exemple, L. Villeneuve et Cie sera un fournisseur de matériaux pour la construction des égouts de Saint-Louis du Mile End[.16 Deux biographes contemporains de Léonidas Villeneuve soulignent d’ailleurs qu’il réinvestissait les profits de ses entreprises dans l’achat de terrains sur le territoire du village avant même le début du boom urbain :

     [Les profits tirés de L. Villeneuve et Cie…] brought him substantial returns and his fortune also arose through his wise investments in real estate. From time to time he added to his holdings, and when there was a real estate boom in the district, he had extensive holding, a portion of which he sold, realizing therefrom a handsome fortune.

 »Mr. Villeneuve had purchased a large amount of real estate and when the realty opened in the Mile End district twenty years ago, it found him one of the heaviest land owners, and the rapid increase in values brought him a large fortune.17

Mais, surtout, Léonidas Villeneuve fut maire de Saint-Louis du Mile End au moment où le territoire amorce la mutation qui transformera le village d’artisans en banlieue urbaine. C’est ce que nous examinerons dans le prochain chapitre.

Publicité de «Léonidas Villeneuve & Cie» (La Patrie, mai 1909)

Publicité de «Léonidas Villeneuve & Cie» (La Patrie, 29 mai 1909, p. 11)

 

 

Notes:
1. Recensements du Canada, cités par Paul-André Linteau, Histoire de Montréal depuis la Confédération, Boréal 1992, p. 85 et 194.
2. Paul-André Linteau, Maisonneuveop cit, p.38.
3. C’est le nom que porte alors l’avenue Mont-Royal, à l’ouest de Saint-Laurent.
4. BAnQ, Greffe du notaire Adolphe Montreuil, 12 juillet 1856, 297-4108. (Transcription de Sherry Olson.)
5. Idem, 8 septembre 1856, 297-4124.
6. Robert Rumily, Histoire de Montréal, tome 3, p. 160.
7. Michèle Brassard et Jean Hamelin, «Joseph-Octave Villeneuve», Dictionnaire biographique du Canada : http://www.biographi.ca/fr/bio/villeneuve_joseph_octave_13F.html.
8. Paul-André Linteau, Histoire de Montréal depuis la Confédération, op. cit. p. 82.
9. Ibid.
10. Christopher Schoofs, Notes pour une histoire du Mile End, Manuscrit non-publié, 1995, p. 21.
11. Cf. Chapitre précédent.
12. Joseph-Octave Villeneuve fut également préfet de la municipalité de comté d’Hochelaga de 1866 à 1880 et maire de Montréal entre 1894 et 1896.
13. Léonidas Villeneuve achètera au cours des années suivantes de nombreux lots dans les environs, et construira sa propre résidence à l’angle des actuelles rues Clark et Villeneuve, ainsi nommée en son honneur.
14. L’entreprise déménage en 1907 au coin de Bellechasse et Saint-Laurent, où elle existe toujours.
15. Échevin en 1883,1884, de 1887 à 1889 et en 1893. Maire de 1890 à 1892, en 1895 et de 1898 à 1900.
16. AVM, Fonds de la municipalité de ville de Saint-Louis, «Correspondance de l’ingénieur», P28/F3, de novembre 1890 à décembre 1893.
17. William H Atherton, Montreal 1535-1914, JS Clark Publishing Co, 1914, tome 3, p.8, et Lorenzo Prince et al. Montreal Old and New, International Press Syndicate, 1915, p. 191. («Sa fortune a également augmenté grâce à ses sages investissements immobiliers. De temps à autre, il ajoutait à ses avoirs, et quand survint le boom immobilier dans son quartier, il y détenait de larges propriétés qu’il vendit en partie, réalisant ainsi une belle fortune.» «M. Villeneuve avait acheté une grande quantité de terrains et, quand le marché s’ouvrit dans le Mile End il y a 20 ans, il y était l’un des principaux propriétaires fonciers. La rapide augmentation des valeurs lui apporta une importante fortune.» -Ma traduction.)