À quoi pouvait ressembler le territoire où Léonidas Villeneuve et Cie prend son essor au début de la décennie 1880 ? Les données du recensement de 1881 et une recension des annuaires Lovell1, permettent de constater que c’est une sorte de «village urbain» — un espace hybride, parsemé de carrières et de pâturages appartenant à de grands propriétaires fonciers, mais déjà fortement structuré par ses rapports avec la ville toute proche. Saint-Louis-du-Mile-End est plus qu’un centre de services regroupés autour de l’église, desservant les fermes et les carrières environnantes – comme plusieurs villages de la périphérie montréalaise – mais pas encore non plus une banlieue urbaine, comme le village de Saint-Jean Baptiste au sud.
Et ce qui structure l’espace villageois – sa colonne vertébrale en quelque sorte – c’est la rue Saint-Laurent, depuis plus d’un siècle un axe de communication essentiel entre Montréal et les campagnes environnantes. Cette vocation en fait une artère commerciale et résidentielle fortement développée, même après avoir dépassé les limites de la ville. Le voyageur qui quitte Montréal en 1881 pour se rendre au Sault-au-Récollet (le quartier Ahuntsic aujourd’hui) en empruntant la rue Saint-Laurent, constatera que du haut de la rue Sherbrooke jusqu’à l’avenue Mont-Royal, la rue et ses environs sont urbanisés de façon continue. Le village de Saint-Jean Baptiste est déjà densément habité du côté est de Saint-Laurent jusqu’aux environs de l’actuelle rue Saint-Denis : la grille actuelle des rues y est largement présente, et le décor familier des duplex en briques de la portion sud-ouest du plateau Mont-Royal discernable.2
Une fois franchie l’avenue Mont-Royal par contre, lorsque notre voyageur arrive à Saint-Louis-du-Mile-End, des bâtisses sont présentes de façon continue des deux côtés de la rue, mais il s’agit surtout de maisons villageoises en bois (figure 1). De plus, la portion habitée se résume pour l’essentiel à trois rues qui prennent la forme de longues bandes parallèles : Saint-Laurent, Saint-Dominique et Robin (l’actuelle rue Henri-Julien), regroupent à elles seules plus de 80% des résidents (figure 2). Et encore : la population de la rue Robin, devenue la frontière est du nouveau village – Saint-Louis-du-Mile-End s’est séparé en 1878 – est géographiquement et sociologiquement beaucoup plus liée à celle de Côte Saint-Louis.

Figure 1 – Alexander Henderson, Sleighs on Mile End Road in Winter, v. 1886 (musée McCord). Vue de la rue Saint-Laurent, direction sud. Le photographe s’est placé juste au sud-ouest de l’actuelle intersection Saint-Laurent et Saint-Joseph.
Saint-Laurent | Robin
(Henri-Julien) |
Saint-Dominique | Mont-Royal
(côté nord) |
Fortin
(Villeneuve Est) |
Saint-Louis
(Laurier) |
Saint-Joseph |
158 | 79 | 37 | 13 | 9 | 6 | 1 |
Figure 2 : Répartition par rues des personnes recensées à Saint-Louis-du-Mile-End. Annuaire Lovell, édition 1878-1879.
La carte suivante (figure 3)3 permet de constater que ce sont les fonctions commerciales et résidentielles reliées à la rue Saint-Laurent, plutôt que celles du noyau institutionnel regroupé autour du parc Lahaie, qui ont favorisé le développement de ce noyau villageois. Le plan de lotissement déposé cinq années plus tôt par la famille Beaubien est toujours à l’état de projet : entre l’église et la gare, une fois traversée l’actuelle avenue Fairmount, on ne retrouve qu’un hôtel – l’hôtel de la gare ouvert juste à côté de celle-ci en 1878 par Télesphore Hogue – et la résidence du gardien de la barrière à péage de la rue Saint-Laurent, à la hauteur de l’actuelle rue Saint-Viateur. Du côté ouest de Saint-Laurent, ce ne sont que de vastes espaces quasi-inhabités, ceux des fermes «Mile End» et «Black Gate» appartenant à la famille Bagg et celles plus à l’ouest de la succession Nowlan.

Figure 3 : «Densité de population du Mile End en 1881». Chaque carré noir représente un habitant. La limite nord du peuplement correspond au côté sud-est de l’actuelle avenue Fairmount. L’espace entre les rues Saint-Dominique, Villeneuve, Hôtel-de-Ville et Saint-Joseph est encore occupé par une carrière appartenant aux Beaubien.
La population du village – 1,537 personnes selon le recensement de 1881 – est avant tout d’origine canadienne-française (figure 4). Particularité intéressante, selon Guy Mongrain qui a étudié les mouvements de population au Mile End entre 1881 et 1901, la majorité de ses habitants sont nés à l’extérieur de la paroisse de Montréal et viennent surtout des Laurentides :
Les résultats démontrent que pour une majorité d’entre eux, les habitants du Mile-End sont des migrants venant de l’extérieur de la paroisse de Montréal. C’est 36,7 % des personnes mariées qui sont originaires du périmètre urbain de l’ancienne paroisse de Montréal contre 63,3 % en dehors de cette dernière. (…)
La région de Saint-Jérôme fournit à elle seule 34,3 % des effectifs de l’extérieur de l’ancienne paroisse de Montréal. (…) Cette région est la principale source de migrants régionaux qui contribuent à la croissance du Mile-End.4
Il semblerait donc que le chemin de fer de colonisation du curé Labelle ait eu un résultat inverse à celui espéré !
Française | 1 383 |
Anglaise | 48 |
Écossaise | 10 |
Irlandaise | 80 |
Italienne | 1 |
Juive | 0 |
Autre | 2 |
Figure 4 – Origine ethnique des habitants du village de Saint-Louis-du-Mile-End selon le recensement de 18815
Les habitants du village sont avant tout des artisans et des ouvriers où dominent les journaliers, cordonniers et charretiers : Mongrain note qu’«à eux seuls, les journaliers et les cordonniers représentent plus de 35 % des chefs de ménage». Les carrières des environs continuent d’être le principal employeur : un certain nombre de journaliers travaille sans doute dans les fermes, mais ce n’est sûrement pas le cas de la majorité. Le deuxième métier le plus fréquemment mentionné, cordonnier (25 personnes selon Lovell, soit 15% des chefs de ménage du recensement de 1881), constitue une illustration intéressante de l’intégration à la ville en cours, car ils sont trop nombreux pour n’être que des artisans desservant dans leurs boutiques la population des environs. La révolution industrielle a profondément transformé l’industrie de la chaussure à Montréal et, depuis 1860, la production est presqu’entièrement concentrée dans les usines; il ne reste plus que la dernière étape qui fait encore appel au travail à domicile, soit coudre l’empeigne à la semelle. Le fait de résider le long de la rue Saint-Laurent facilite sûrement les livraisons. Mais c’est une forme de travail en voie de disparition, puisque lors du recensement de 1891, on ne comptera plus que 5,3% de chefs de ménage cordonniers.6
La transition est aussi illustrée par le nombre de personnes qui travaillent dans l’industrie de la construction et dans les métiers reliés aux commerces et aux transports d’une artère achalandée : l’édition 1878-1879 du Lovell dénombre 21 charpentiers et menuisiers; 8 maçons; 4 ébénistes; 3 peintres et 3 plâtriers. Pour ce qui est des commerces et du transport, les hôtels, épiceries et chevaux dominent : 21 commerçants et épiciers; 6 bouchers; 4 hôteliers; 1 barman; 5 forgerons; 2 selliers; 1 charron; 1 fabricant de fiacres et 1 vendeur de chevaux. Les fonctions agricoles sont toujours présentes, puisque 5 personnes se disent jardiniers et 4 fermiers. De plus, deux des laitiers sont à la même adresse que des fermes, ce qui laisse supposer une intégration de ces activités.7
Dans la suite de ce chapitre, nous verrons comment, vers la fin de la décennie 1880, ce village a commencé à s’urbaniser.
Comment peut -on préciser la localisation de la photo, à l’angle Saint-Joseph et Saint-Laurent?
Bonjour Gabriel,
Le titre: Sleighs on Mile End Road in Winter – a priori sur Saint-Laurent.
La disposition des maisons, en comparant avec l’atlas Goad de 1890 ou celui de Hopkins de 1879.
La pente et la direction du soleil, qui prises ensemble limitent le nombre de localisations plausibles.
Possibilité de faire une correspondance (ou du moins absence de contradiction) avec les inscriptions dans l’annuaire Lovell.
La localisation reste provisoire mais, selon moi, la plus vraisemblable à moins de nouvelles indications en faveur d’un autre endroit.
Justin
Toujours tellement intéressant de lire les origines des quartiers.
Mon grand père Azarias Gratton a acheté sa maison sur la rue Clark d un M. Beaubien..1900 environ..