Les débuts de l’urbanisation du Mile End
C’est surtout sous l’impulsion de la famille Beaubien que le village commence à se développer, d’abord le long de la frontière sud de leur domaine, c’est-à-dire du côté nord de l’avenue Mont-Royal, entre Saint-Laurent et Robin (Henri-Julien). Louis Beaubien y vend des «lots à construire», souvent un à la fois, à une foule de petits propriétaires, qui, parfois veulent spéculer, parfois veulent y bâtir leur propres résidence. Il s’agit clairement de lotissements qui se situent dans la continuité des rues du village Saint-Jean Baptiste – les actuelles rues Saint-Dominique, Coloniale, de Bullion, Hôtel-de-ville, et Henri-Julien – avec une grande diversité de types d’habitation, mais où les maisons villageoises en bois cohabitent de plus en plus avec des rangées de petits duplex identiques, sans marge de recul par rapport au trottoir et souvent dotés d’une porte cochère (les rues Drolet et Henri-Julien immédiatement au nord de Laurier ont gardé quelques exemples de cette période). Cette densification croissante du secteur fait d’ailleurs en sorte qu’à la fin de la décennie 1880, les noyaux villageois auparavant distincts de Saint-Louis du Mile End et de Côte Saint-Louis auront en quelque sorte «fusionné».
Plusieurs observateurs ont d’ailleurs noté la continuité de ce type d’urbanisation, où rien ne laisse croire à l’observateur qu’on change de village ou de quartier, lorsque l’on traverse l’avenue Mont-Royal :
Entre les rues Saint-Urbain et Saint-Denis, le développement domiciliaire est en parfaite continuité avec les municipalités de Saint-Jean-Baptiste et de Côte-Saint-Louis. Jusqu’au quartier Villeray, seul un décalage dans le temps explique les petites nuances que l’on peut apporter à un développement qui est d’une remarquable continuité. 1
Par contre, en dépit de la volonté des promoteurs (…) d’en faire une communauté distincte, on constate que sur les plans urbanistique et architectural, la partie sud de la municipalité, qui est la première à être urbanisée, n’offre pas vraiment un contraste frappant avec les quartiers environnants qui ont été intégrés à la ville centrale à partir des années 1880 (les anciens villages de Saint-Jean Baptiste et de Côte Saint-Louis).2
Il en ira tout autrement du secteur situé à l’ouest du boulevard Saint-Laurent, particulièrement entre la rue Saint-Urbain et l’avenue du Parc. Nous y reviendrons au prochain chapitre. Si l’étude détaillée du développement urbain de la «ferme de Louis Beaubien» reste à faire, les archives de Saint-Louis du Mile End et la revue Le prix courant,3 qui commence sa publication en 1896, nous fournissent de précieux indices.
On découvre dans les archives que la relation entre l’un des plus grands propriétaires fonciers du village et ses résidents n’a pas toujours été simple : au début de la période, Louis Beaubien continue d’utiliser ses terres à des fins agricoles et commerciales, ce qui entraîne des problèmes de cohabitation avec la nouvelle vocation résidentielle du secteur. Ainsi, en 1882, le conseil municipal adresse une supplique à son plus éminent citoyen afin qu’il entretienne mieux les canaux de drainage de ses pâturages : un ruisseau provenant du Mont-Royal se transforme en torrent lors des crues printanières. Les inondations qui en résultent étaient de peu de conséquences lorsque les terres environnantes n’étaient que «pacages à vaches», mais il en va tout autrement lorsque des maisons sont érigées des deux côtés de la rue Saint-Laurent :
St. Louis du Mile End, 3 août 1882
Hon. Ls Beaubien
Monsieur
Je suis chargé par le conseil de ce village de vous informé que le cours d’eau appelé Cours d’eau de la Dalle, passant sur votre propriété dans le pacage près de la rue St. Louis [a causé] des dommages réels par le défaut de l’écoulement de l’eau dans cette partie. (…) Vous comprenez facilement que les propriétés environnantes étant beaucoup plus basse que la dite rue St. Laurent, l’eau est montée dans ces maisons jusque sur le plancher ce qui est bien désagréable et peut causer en outre de grands dommages.
Le Conseil ose espérer, hon. Monsieur que vous verrez à ce que cet ouvrage soit fait pour l’automne prochain afin que l’eau venant dans ce cours d’eau [ait] le cours nécessaire pour éviter tous ces désagréments.
J’ai l’honneur d’être, honorable Monsieur Beaubien, votre humble serviteur,
Pierre David Fils, Secrétaire Trésorier.4
Une carrière qui dérange
L’utilisation de la carrière familiale, située entre l’actuel boulevard Saint-Joseph et la rue Demers, crée également des problèmes croissants de bon voisinage. Plusieurs citoyens déposent une pétition au conseil, sans doute vers le printemps ou à l’été 1879, soit un an après l’incorporation du village de Saint-Louis du Mile End. Ils veulent protester contre l’autorisation qui a été donnée de transformer la carrière en dépotoir (figure 1) :
A son Honneur le maire et les échevins du Coteau St. Louis du Mile End.
La requête des soussignés, propriétaires et résidant au dit village représente humblement :
Que la permission accordée aux regrattiers de déposer sur un terrain connu sous le nom de «Carrière de l’Hon. L. Beaubien» afin de faire un chemin a été donnée par votre conseil.
Que les requérants sont convaincus que cette permission a été donnée sans croire que cela pourrait occasionner du danger pour la santé de nos familles, provenant des exhalaisons des déchets ainsi déposés et qui peuvent occasionner des maladies épidémiques.
C’est pourquoi vos pétitionnaires osent espérer que vous voudrez bien prendre leur requête en considération; faire enlever les déchets qui peuvent compromettre la santé publique et défendre que les regrattiers déposent à l’avenir ces déchets dans les limites du village du Coteau Saint-Louis.
Et vos requérants ne cesseront de prier.5
La pétition est notamment signée par les Clercs de Saint-Viateur et les Sœurs de la Providence, deux institutions situées non loin de la carrière. Plusieurs membres de la famille Spalding la signent également : ceux-ci sont propriétaires de la ferme maraîchère située le long de la rue Robin (Henri-Julien), évoquée dans le portrait du Mile End en 1840 du chapitre un, et qui est en voie d’être lotie; la valeur des terrains est sûrement affectée par ce voisinage ! Le problème des déchets prendra d’ailleurs du temps à se régler. Une autre pétition, celle-là datée du premier mai 1886, accuse Montréal de faire déposer au Mile End :
Une quantité énorme de détritus qui répandent une infection telle que la plupart des électeurs de cette municipalité se voient dans l’impossibilité d’ouvrir les ouvertures de leurs demeures pour se mettre un peu à l’abri des odeurs nauséabondes qui s’exhalent de ces détritus que l’on dépose tout autour des habitations des électeurs de cette municipalité; que ces détritus répandent une odeur tellement infecte qu’il y a un grand danger (…) de contracter des maladies dangereuses et mêmes épidémiques.6
En 1897, soit 19 années après la première pétition, le problème du dépotoir de la carrière n’est toujours pas réglé ! Le 28 mars cette année-là, le secrétaire du conseil municipal envoie une lettre à Louis Beaubien : «J’ai reçu ordre de vous notifier de discontinuer de déposer des vidanges dans la carrière située en arrière de l’hôtel de ville». La lettre demande aussi qu’une couche de terre soit déposée en quantité suffisante pour recouvrir les déchets déjà présents «afin d’empêcher les mauvaises odeurs de s’en échapper.»7
Mais Louis Beaubien semble ignorer les injonctions du conseil, puisque dix années plus tard, soit en 1907, sa carrière/dépotoir n’est toujours pas fermée… Et le conseil adopte encore une autre résolution enjoignant Louis Beaubien de couvrir de terre les déchets (figures 2 et 3).

Figure 2 – Procès-verbal du conseil de ville Saint-Louis, 21 mai 1907. La rue Cadieux correspond à l’actuelle rue de Bullion et St. Hippolyte à Coloniale. Quelques années auparavant, la limite sud correspondait à l’actuelle rue Demers. (AVM, AVSL, P28/A1,6.)
Une autre lettre à Louis Beaubien, non-datée celle-là, souligne que le conseil a reçu plusieurs requêtes pour faire baisser le niveau de l’eau de la carrière. Le conseil demande que la dite carrière soit vidée dans les 48 heures, «autrement la corporation fera l’ouvrage et vous en chargera le coût.»8
Le dossier est quand même sur le point de se régler : 30 années de déchets ont comblé le fossé de l’ancienne carrière que Louis Beaubien peut enfin lotir. Une bonne partie du terrain est vendue en 1908 à la manufacture de vêtements Campbell (figure 4). L’édifice, converti en condominiums, existe toujours.
Les problèmes de voisinage causés par le dépotoir n’ont pas empêché une transformation complète du secteur environnant, qui s’est rapidement urbanisé. Et nous verrons dans la prochaine partie de ce chapitre, qu’ici aussi la famille Beaubien en fut l’un des principaux acteurs.

Figure 4 – Manufacture de vêtements Campbell, rue Elmire, en 1913 (Lorenzo Prince et al., Montreal, Old and New, International Press Syndicate, 1913).