Lire la première partie
Deuxième partie : le Mile End victime de son succès ?
La densité et la diversité de sa population donnent à ce lieu son aspect carrefour : Juifs hassidiques de Belz et de Satmar, Grecs originaires de Sparte et du Péloponnèse, Calabrais et Siciliens, Açoriens, Anglo-protestants, Québécois d’origine canadienne-française, immigrants d’origine latino-américain, africaine, antillaise et asiatique arrivés au cours des années 1980 et dont les enfants se rencontrent dans une culture proprement maïlendaise1.
Cette citation, tirée d’un article publié en 2006, illustre bien le décalage entre les perceptions et la réalité. Car le quartier ainsi décrit appartenait déjà au passé, sinon même au mythe. Le Mile End, après une éclipse liée à l’exode des classes moyennes vers les banlieues pendant les décennies 1950-1960, renaît dans la conscience montréalaise vers le milieu des années 1980. On ne compte plus le nombre d’occurrences, dans les journaux, qui le qualifient alors de « quartier multiethnique par excellence ». Et le fait est que, déserté par ses résidants francophones, irlandais et juifs, c’est largement le dynamisme de ses nouvelles populations immigrantes qui donnera un autre souffle au quartier. De plus, cette identité cosmopolite du Mile End est valorisée dans la foulée de l’adoption de la Charte de la langue française, en 1977.
De nombreux organismes communautaires du quartier bénéficient alors de subventions pour mettre sur pied des programmes dits « interculturels », destinés non seulement à favoriser l’intégration des immigrants, mais aussi à développer les contacts entre la majorité francophone et les communautés ethniques. Des groupes organisent les premières visites guidées du Mile End, afin de faire découvrir aux Québécois dits « de souche », « les coutumes, les habitations et les langues du quartier aux 70 ethnies2». L’école primaire publique catholique anglophone, Luke-Callaghan, qui a accueilli des générations d’enfants irlandais et italiens, ferme ses portes, faute d’élèves, en 1983. L’école primaire francophone, Lambert-Closse, auparavant réservée aux enfants canadiens-français catholiques, devient un véritable laboratoire d’intégration : en 1993, 60% de ses élèves sont qualifiés d’allophones. L’école bénéficie de plusieurs programmes qui permettent l’embauche d’intervenants sociaux, nommés « agents du milieu », et issus des communautés culturelles. Un de leurs mandats est de favoriser les contacts entre les parents des enfants immigrants et les francophones du quartier.
Un événement va, plus que tout autre, symboliser cette période : la Saint-Jean dans le Mile-End. Organisée par le nouveau Comité des citoyens du Mile End, créé en 1982 par la première génération de gentrificateurs, et par le YMCA International, elle rassemble les résidants du quartier rue Saint-Viateur dans une fête qui valorise le mélange des cultures. Dans un essai publié en 1999, l’auteure Sherry Simon utilise cette fête comme métaphore de l’hybridité culturelle. Pour illustrer cette « célébration de l’impureté », qui produit une « fusion imprévisible de traits culturels auparavant distincts », elle décrit le repas communautaire servi aux participants : boulettes africaines, friture antillaise, riz indien, et, clou de la fête, « l’immense gâteau blanc, décoré en forme de fleur de lys que fait cuire madame Nadon », la brigadière scolaire de la rue Saint-Viateur depuis plus de 20 ans, et que tout le monde connaît dans le quartier3. Toujours en 1999, le quotidien La Presse proclame à la une que « c’est encore le Mile-End qui remporte la palme de la plus belle fête de quartier de la Saint-Jean-Baptiste4». Mais le journal ajoute aussitôt que si on n’en a pas entendu parler, c’est que les organisatrices ont demandé cette année-là aux médias de ne pas en faire la promotion, parce que trop de monde envahissait la rue Saint-Viateur les années précédentes. De fait, la fête est victime de son succès : elle attirait des milliers de personnes, venues de partout à Montréal et d’ailleurs, curieuses de découvrir ce quartier tant vanté. La rue Saint-Viateur avait peine à contenir une telle foule et la police craignait de plus en plus les débordements. À un point tel que le Comité des citoyens avait dû renoncer à la fête l’année précédente. Ce sont deux citoyennes qui ont pris la relève à titre personnel, et l’édition de 1999 sera la dernière.
Paradoxalement, au moment même où le quartier est célébré comme lieu exemplaire de la cohabitation harmonieuse entre les communautés culturelles, il traverse une nouvelle phase de profondes mutations. Dès 1995, dans une étude basée sur le recensement de 1991, la géographe Damaris Rose constate que si le Mile End demeure, principalement dans sa partie ouest, un quartier multiethnique, il est de moins en moins un quartier de nouveaux immigrants5 (figure 4). D’autres quartiers montréalais, Côte-des-Neiges, Parc-Extension et Saint-Laurent, ont pris la relève. De plus, entreprenant à leur tour l’ascension sur l’échelle de la mobilité sociale, les Italiens, les Grecs et les Portugais désertent massivement le quartier pour les banlieues, particulièrement lorsque la deuxième génération atteint l’âge adulte. Pour la majorité d’entre eux, le Mile End reste un quartier de transition associé à la pauvreté des débuts6. Damaris Rose observe aussi que, suivant le principe de succession entre immigrants, de nouveaux groupes ont tenté de prendre le relais des Grecs et des Italiens au début des années 1980. Ils proviennent surtout d’Amérique centrale – du Honduras et du Salvador en particulier – et de Chine méridionale. Mais leur présence dans le Mile End est de courte durée : Damaris Rose attribue en partie ce phénomène au « retour en ville » des nouvelles classes intellectuelles ; ce sont ces dernières qui prennent de plus en plus de place dans le quartier, plutôt que de nouvelles vagues d’immigrants. Phénomène accéléré, selon elle, par la conversion d’une partie du stock locatif en copropriétés à partir du milieu des années 1980.

Figure 4 – Les auteures ont utilisé les frontières du Mile End historique pour définir le quartier, soit l’avenue du Mont-Royal au sud, la voie ferrée du CP au nord, la rue Hutchison à l’ouest et la rue Saint-Denis, du côté est.
Damaris Rose note également le déclin du secteur manufacturier de la confection, concentré dans les mégastructures de l’est du Mile End. C’était une source importante d’emplois pour les nouveaux immigrants, que ce soit à l’intérieur de ses centaines de manufactures de vêtements ou avec le travail aux pièces, sous-traité à domicile. Avec le recul, on peut constater que c’est ce phénomène qui a le plus contribué à la transformation du quartier au cours des 25 dernières années. Car si la mondialisation a entraîné la perte de milliers d’emplois en quelques années seulement, les gros immeubles de béton ne resteront pas longtemps vides. Dès la fin des années 1990, l’est du Mile End se transforme en pôle d’emplois culturels et multimédias. Cette mutation prend un double visage : une scène musicale alternative, surtout anglophone, transforme les anciennes manufactures en salles de spectacles et en studios, pendant qu’une scène technologique s’implante dans les mêmes édifices ; la multinationale française de jeux vidéo Ubisoft, arrivée au Mile End en 1997, est l’exemple le plus connu. Dans ce double sillage, des milliers de travailleurs culturels investissent le quartier, et y installent ateliers d’artistes ou espaces de « co-working ». La désormais célèbre étude de Hill Strategies Research, basée sur le recensement de 2006, et selon laquelle le code postal H2T correspond au quartier qui abrite la plus forte proportion d’artistes au Canada7 est celle qui a été la plus citée pour décrire le phénomène8.
Il est difficile par contre de décrire l’impact réel de cette mutation sur la composition ethnique, linguistique et sociale du Mile End. On a beaucoup assimilé l’émergence de la scène musicale indépendante à une « invasion de hipsters anglophones ». Mais comme une forte proportion de ceux et celles associés à cette nouvelle vague de résidants du quartier proviennent d’ailleurs au Canada, ils n’apparaissent évidemment pas dans les statistiques de l’immigration. La géographe Marie-Laure Poulot évoque une « altérité problématique » pour de nombreux résidents francophones du quartier, qui ont pourtant choisi de vivre au Mile End en raison de son caractère multiculturel, mais qui sont néanmoins convaincus que le quartier est en voie d’anglicisation9. Le rayonnement de plusieurs des institutions culturelles liées à cette scène alternative a probablement contribué à créer une telle perception : on n’a qu’à penser à la Casa del Popolo, boulevard Saint-Laurent, à la librairie Drawn and Quarterly, rue Bernard, au collectif d’artistes militants Howl! Arts, au festival Pop Montréal, ou encore à des groupes-cultes qui ont connu leurs débuts dans les bâtiments vacants situés à proximité de la voie ferrée, comme Godspeed You! Black Emperor ou The Unicorns.
Mais, en 2017, les pionniers de cette scène alternative ont vieilli. À ses débuts, ils étaient souvent étudiants dans la jeune vingtaine, fréquentant les universités Concordia et McGill, et associés à la mouvance autour de la radio communautaire CKUT. Ils découvrent le Mile End pendant les années 1990, une période marquée par la récession du début de cette décennie et le référendum de 1995. Leurs témoignages décrivent un « no-man’s land » pratiquement désert, où l’on pouvait louer appartements et lofts pour une bouchée de pain, ce qui n’était pas faux alors pour la partie du quartier située à proximité de l’avenue Van Horne, ainsi qu’aux abords du boulevard Saint-Laurent. Mais ces pionniers ont maintenant atteint la quarantaine et, même si nombre d’entre eux restent associés aux milieux culturels, ils doivent composer avec carrières, enfants et familles.
Il est plus facile de quantifier l’autre groupe de nouveaux arrivants qui a le plus contribué à transformer le Mile End – ainsi que l’ensemble du Plateau Mont-Royal – ces 20 dernières années. Il s’agit évidemment des immigrants français. Les données des recensements de 2011 et 2016 sont éloquentes : déjà, en 2011, ils représentaient, le premier groupe d’immigrants du district municipal Mile End, dans une proportion de 18% ; le groupe suivant, les Portugais, formaient 6% de la population immigrante. Les Grecs, qui ont tant contribué à l’identité multiethnique du quartier pendant les décennies 1960-1980, ne sont alors plus que 2 % de la population immigrante. Le recensement de 2016 permet de constater une accélération du phénomène : les Français forment maintenant 26 % de la population immigrante du Mile End. Lorsqu’il s’agit des nouveaux immigrants, soit ceux arrivés entre 2011 et 2016, leur proportion frôle la moitié, à hauteur de 49%. À cela, il faut ajouter 2 920 résidants temporaires, soit près de 9% de la population du district. Dans bien des cas, il s’agit de Français bénéficiant de permis de travail temporaire ou de visas d’étudiants, et qui souhaitent souvent s’établir au Québec de façon plus permanente. Quant au deuxième groupe d’immigrants nouvellement arrivés, ils provient des États-Unis, dans une proportion d’un peu plus de 7% (figure 5).

Figure 5 – Dans ce cas-ci, les frontières du Mile End correspondent au district électoral municipal. Elles sont les mêmes que dans la figure 4, à l’exception de la limite est. Celle-ci va jusqu’à l’avenue Christophe-Colomb, ce qui explique la différences dans la population totale.
Arrivée dans le sillage d’Ubisoft, cette nouvelle vague d’immigration a un impact indéniable sur le quartier. Avec 2 300 employés, la multinationale française est le premier employeur de l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal ; une telle présence a contribué à transformer fortement l’offre commerciale des rues environnantes. Un autre cycle de gentrification est en cours dans les derniers secteurs non-rénovés du Mile End, particulièrement aux abords de la voie ferrée et du viaduc Rosemont-Van-Horne. Rues Clark, Saint-Urbain et Waverly, entre Bernard et Van Horne, les duplex et triplex où vivaient parfois les derniers vieux résidants italiens sont rachetés pour être transformés en résidences unifamiliales, avec souvent l’ajout de mezzanines sur le toit. Pour de jeunes ménages habitués aux prix de l’immobilier des grandes villes européennes, ces immeubles constituent une aubaine, qui permettent de surcroit de fonder une famille sans devoir s’exiler en banlieue. Pour les résidents de plus longue date, par contre, particulièrement si l’on est locataire, vivre au Mile End devient de plus en plus prohibitif. La présence française dans le Mile End ne peut être réduite, cependant, à l’impact d’Ubisoft. Plusieurs de ces nouveaux immigrants, artistes et entrepreneurs, ouvrent de nombreux petits commerces, cafés, galeries d’art, pâtisseries et restaurants. On observe même une renaissance des ateliers de confection à petite échelle. D’autres nouveaux arrivants s’impliquent dans la vie communautaire du quartier, participant à des espaces de travail collaboratifs, tel Temps Libre Mile End, ou à des collectifs militants, comme Kabane 77. Leur dynamisme contribue, une fois de plus, à renouveler l’identité du Mile End.
Malgré tous ces changements, la rue Saint-Viateur, assimilée par la vaste majorité des résidents à la « rue principale » du Mile End, demeure un lieu où se croisent des personnes de toutes origines. L’un des fondateurs de Pop Montréal, le Torontois Dan Seligman, raconte que lors de son arrivée dans le quartier, au milieu des années 1990, il la comparait à Sesame Street, de la célèbre série éducative, la rue où tout le monde se connaît. Un nouveau livre bilingue, du photographe d’origine brésilienne Jorge Camarotti, Chroniques du Mile End Chronicles10, en témoigne également. En même temps, ces nouveaux arrivants sont beaucoup plus scolarisés que ne l’étaient les immigrants italiens, grecs et portugais de la vague précédente, et leur identité collective est beaucoup moins liée à l’appartenance au pays d’origine. Qualifiés par certains observateurs de « nomades urbains », leur présence contribue aussi à faire de la rue Saint-Viateur une destination touristique, ce qui entraîne son lot de problèmes, notamment la multiplication des Airbnb dans les rues environnantes. À l’occasion d’une table ronde sur la gentrification organisée récemment par Mémoire du Mile End, plusieurs résidants de longue date ont dit craindre que le quartier devienne une vitrine commerciale, d’où ils seront inexorablement chassés, à l’instar de certains quartiers touristiques de Barcelone, Venise, ou encore Brooklyn. Un tel sort est-il inévitable ? Il n’appartient pas à l’historien d’y répondre, sinon pour rappeler que la principale constante dans l’histoire du Mile End, c’est le changement.