Les débuts du Comité des citoyens du Mile End


Le Mile End a connu plusieurs comités de citoyens au fil des ans. Au début du XXe siècle, des résidents se regroupent pour préserver le caractère exclusivement résidentiel de l’avenue du Parc et s’opposent à la multiplication des commerces et des débits de boisson. En 1967, celui qu’on surnomme « le prêtre des pauvres », Hubert Falardeau, crée un nouveau comité de citoyens, de concert avec des militants de l’Action sociale étudiante. Il s’agit de défendre les intérêts de ceux et celles qui vivent dans un quartier alors considéré comme l’un des plus défavorisés de Montréal.

Le comité actuel a été créé par des jeunes mères de famille en 1982. Avec celui de Milton-Parc, c’est probablement l’un des plus anciens comités de citoyens toujours actif à Montréal. Ses premières revendications portent sur la qualité de vie dans un quartier alors délaissé par les autorités municipales. L’action du comité se concentre initialement sur la partie nord-ouest du Mile End : il définit les frontières de son territoire par la rue Hutchison du côté ouest, le boulevard Saint-Laurent à l’est, et les avenues Van Horne et Laurier au nord et au sud.

En 1985–1986, l’administration municipale entreprend la réforme de son plan de zonage commercial. Celui-ci aurait complètement transformé la vocation des rues Fairmount et Saint-Viateur. Le Comité des citoyens organise alors une vaste consultation publique et recueille des dizaines de témoignages des résidents du quartier. L’exercice conduit à un mémoire qui défend le caractère original de ces rues et explique leur rôle dans l’identité du Mile End.

Le Comité des citoyens se préoccupe d’abord surtout d’enjeux liés à la qualité de vie dans le quartier : propreté des rues et des ruelles, embellissement et création d’espaces verts, densité de la circulation automobile. Ce dernier thème est celui qui mobilise initialement le plus d’énergies, car l’ouest du Mile End est enclavé entre deux artères de transit à haute densité de circulation, l’avenue du Parc et le boulevard Saint-Laurent. Le Comité réaffirme le caractère résidentiel des rues du quartier, face à des automobilistes qui les utilisent comme des raccourcis à haute vitesse pour contourner les bouchons de circulation sur les artères principales.

À la suite de graves accidents impliquant des enfants, le Comité demande la piétonisation de la petite rue Groll, entre Jeanne-Mance et Saint-Urbain, et l’installation d’arrêts aux différentes intersections de la rue Saint-Viateur. Dans tous les cas, les militantes se heurtent d’abord à l’opposition des ingénieurs municipaux qui estiment que de telles mesures nuisent à la fluidité de la circulation automobile. Une première victoire est obtenue en 1985, lorsque Groll est piétonnisée et que des panneaux d’arrêt sont installés à ses intersections.

Liaison Saint-Louis, 29 mai 1985

Cette même année, la Ville de Montréal entreprend une vaste réforme de son plan de zonage commercial et résidentiel. Dans le Mile End, il prévoit que les rues Fairmount et Saint-Viateur vont devenir exclusivement résidentielles (les commerces existants conservent des droits acquis, sauf en cas d’incendie), tandis que le caractère commercial et non résidentiel de l’avenue du Parc et du boulevard Saint-Laurent est renforcé. Le Comité mène alors une vaste consultation qui lui permet de définir sa vision du quartier. Il en résulte un mémoire, rédigé par Elaine Côté, Diane Lasnier et Claudine Schirardin, La parole des résidents. Il est déposé en mai 1986 lors des audiences publiques sur le nouveau plan. Le chapitre d’introduction, intitulé « notre village », en résume tout le programme :

Nous habitons le Mile End, mais nous pouvons dire tout aussi bien que le Mile End nous habite, car notre quartier, mieux encore, notre village est bien spécial et bien attachant. […]

La rue Saint-Viateur est à notre avis, et sans contredit, la « Main Street » du village, son noyau émotif et en ce sens-là, vital. Les rues Bernard et Fairmount servent toutes deux de cadre nord et sud, desservant plus particulièrement les populations qui leur sont limitrophes. […] Nos rues résidentielles vivent depuis toujours en harmonie avec elles ; elles dépendent d’ailleurs toutes des unes des autres et elles se reflètent les unes dans les autres.

Ces rues regorgent de magasins de toutes sortes, de la petite échoppe de cordonnier à la pharmacie de grande surface, en passant par les agences de voyage, salles de billard, boutiques de tissus et les poissonneries, boutiques kasher, etc[1].

La page couverture du mémoire préparé par le Comité des citoyens du Mile End, mai 1986.

Le comité s’oppose donc, au nom de cette vision villageoise, au reclassement résidentiel des rues Fairmount et Saint-Viateur. Il considère que ce sont les hauts lieux des commerces de proximité destinés aux résidents du quartier. Le comité craint de plus que limiter les zones commerciales à l’avenue du Parc et au boulevard Saint-Laurent ne laisse place qu’à des grandes surfaces anonymes et sans âme : « nous refusons de vivre dans un secteur exclusivement résidentiel qui serait ceinturé par des rues à grands commerces. Nous avons choisi de vivre dans ce quartier justement pour son hétérogénéité et ses mélanges. » Et cette hétérogénéité revendiquée, c’est d’abord sa multiethnicité. Selon le comité, c’est ce qui différencie fondamentalement le Mile End d’Outremont ou encore du Plateau Mont-Royal voisin :

Ce quartier reflète une diversité étonnante d’où transparaît l’esprit si particulier de ses résidents. On est d’abord frappé par la diversité de nos origines ethniques qui recouvrent facilement tous les continents […]. Ce bout du Mile End est, depuis le début du siècle, le premier point de chute des nouveaux immigrants, et il le demeure encore aujourd’hui. Sur nos rues nous entendons toutes sortes de langues, croisons des personnes de toutes les races et couleurs ; plusieurs religions se côtoient et différentes cultures traditionnelles et modernes vivent les unes à côté des autres. En harmonie. […] Familles grecques et vietnamiennes, haïtiennes ou hassidiques, vieux couples polonais, jeunes québécois et italiens. […]

Est-ce l’ensemble de nos mélanges, ou l’étroitesse de nos rues, ou la proximité des maisons et appartements ; ou est-ce un peu tout cela ensemble, ou tout à fait autre chose, qui explique la chaleur et la sympathie qui se dégage de par chez nous ? Les gens se connaissent, parfois très bien ; les enfants jouent et se chamaillent et grandissent ensemble ; les voisins se parlent ou se disputent : ils s’ignorent rarement. On trouve des réseaux de sociabilité entre amis et familles, des circuits d’entraide ; les petits bistrots et clubs servent de lieux de rencontre, tout comme les magasins d’ailleurs […] En un mot, notre quartier est un village, plein de vie et de couleurs, plein d’activités et de monde que nous aimons côtoyer et connaître.

La Ville de Montréal fait alors face aux pressions de promoteurs qui veulent transformer l’avenue du Parc et le boulevard Saint-Laurent dans le Mile End en « destinations » commerciales. Du côté de l’avenue du Parc, les bars, restaurants et boîtes de nuit se multiplient depuis le début des années 1980 : un promoteur veut même transformer le théâtre Rialto, aujourd’hui un monument historique classé, en centre commercial haut de gamme, « l’Atrium du Parc. » Le nouveau zonage permettrait aux commerces de prendre de l’expansion en récupérant l’espace des appartements situés au-dessus du rez-de-chaussée des édifices de l’avenue, héritage de la période où celle-ci était exclusivement résidentielle. Quelques rues plus à l’est, d’autres investisseurs veulent créer, entre Laurier et Saint-Viateur, « Le village du Milieu » : leur ambition est de faire de cette portion du boulevard Saint-Laurent, alors à l’abandon, un haut-lieu de la vie nocturne montréalaise et même d’y attirer le « jet-set international. »

Le Comité des citoyens s’oppose à cette vision. Il réplique que la spéculation déloge les petits commerces qui servent le voisinage depuis des décennies et qui donnent au quartier sa couleur unique : « nous ne pouvons accepter des projets de développement économique – aussi beaux et chics et modernes qu’ils soient – qui tuent l’esprit multi-ethnique, la réalité immigrante et le fondement populaire de ce bout du Mile End. » Montréal tente d’abord de couper la poire en deux en proposant un statut d’artère métropolitaine pour l’avenue du Parc – elle invoque les droits acquis ainsi que son caractère ethnique – et en limitant à la catégorie desserte de quartier les commerces du boulevard Saint-Laurent, ce qui en limite leur taille. La Ville maintient également le statuquo sur les rues Fairmount et Saint-Viateur.

Le Rassemblement des citoyens de Montréal (RCM), qui arrive au pouvoir à l’automne 1986, va plus loin en imposant un moratoire sur les nouveaux permis de bars et restaurants boulevard Saint-Laurent, au nord de l’avenue Mont-Royal. Il protège également la vocation résidentielle des étages situés au-dessus du rez-de-chaussée des édifices de l’avenue du Parc. Cependant, c’est surtout la récession du début des années 1990 qui mettra fin, temporairement du moins, aux ambitions des promoteurs. Une nouvelle phase dans l’évolution du Mile End s’amorcera à partir de 1997, symbolisée par l’implantation, cette année-là, de la multinationale française Ubisoft dans l’ancienne manufacture de vêtements Peck.

Le Comité des citoyens poursuivra ses activités tout au long de ces périodes. Il organise, entre 1986 et 1999, « La Saint-Jean dans le Mile End », une célébration de la diversité multiethnique du quartier. Le comité lutte également pour la préservation d’institutions de l’avenue du Parc, comme l’église de l’Ascension, devenue la Bibliothèque Mordecai-Richler, et le théâtre Rialto, ainsi que pour le maintien du YMCA dans le quartier. Une nouvelle génération de militants lancera en 2009 une vaste consultation, « Le Mile End en chantier », centrée sur la revitalisation de la partie est du quartier. Elle conduira notamment à la création du Champ des possibles et aux initiatives pour la préservation des ateliers d’artistes dans les anciennes manufactures. Le comité jouera également le rôle-clef dans la commémoration de la mémoire de la chanteuse Lhasa de Sela, ce qui conduira à renommer le parc Clark de son nom. Nous aborderons ces thèmes dans de prochains articles.

Années 1980-1990 : la renaissance d’un quartier oublié
Années 2000 : le Mile End en chantier, le parc Lhasa-de Sela, et d’autres actions


[1] Elaine Côté, Diane Lasnier et Claudine Schirardin, La parole des résidents, mémoire présenté par le Comité des citoyens du quartier Mile-End à propos du zonage commercial, mai 1986.


Ce texte est une version adaptée d’un extrait de l’Histoire du Mile End, par Yves Desjardins, Éditions du Septentrion, 2017. Avec l’aimable permission de l’éditeur.