Le Mile End est un quartier multiethnique depuis la fin du XIXe siècle : Canadiens français venus des campagnes environnantes, Irlandais catholiques, Anglo-saxons protestants, Italiens et Juifs s’y côtoient quotidiennement. Ce caractère cosmopolite s’amplifie après la Seconde Guerre mondiale avec l’arrivée de milliers de nouveau immigrants – surtout Grecs, Italiens, Juifs hassidiques et Portugais – qui en font leur quartier d’accueil. Cependant, ce n’est qu’à partir de la décennie 1980 que la diversité du quartier commence à être mise en valeur. Depuis la fin de la guerre, le Mile End, comme plusieurs quartiers centraux montréalais, était associé au délabrement et à la pauvreté : les classes moyennes le désertent pour les nouvelles banlieues de l’après-guerre et les immigrants le perçoivent souvent comme une étape temporaire sur la route de l’ascension sociale. Tout le secteur est alors qualifié de « zone grise défavorisée d’une extrême pauvreté. »
Un premier jalon dans la renaissance identitaire du quartier est posé en 1982, lorsque la Ville de Montréal nomme « Mile End » – un toponyme alors presque oublié – le district électoral no 32 et donne le même nom à sa première bibliothèque multiculturelle, avenue du Parc. Le Comité des citoyens, créé la même année, va contribuer à cette réappropriation en luttant pour la préservation de trois institutions menacées de l’avenue du Parc : l’église de l’Ascension, le théâtre Rialto et le YMCA. Mais c’est surtout une fête organisée par le comité, la « Saint-Jean dans le Mile End », qui va contribuer à cimenter la nouvelle image du quartier.
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• Les débuts du Comité des citoyens du Mile End
La Saint-Jean dans le Mile End
La célébration de la Fête nationale dans le Mile End connaît des débuts modestes. Le 24 juin 1986, à l’invitation du Comité des citoyens et du YMCA international, environ 150 personnes se rassemblent dans le gymnase du Y, avenue du Parc. L’une des fondatrices du comité, Claudine Schirardin, elle-même immigrante suisse, explique l’intention initiale : « nos voisines étaient grecques, italiennes, portugaises. On se croisait à tous les jours, mais nos relations se limitaient à un bonjour ou à un timide sourire. On s’est dit que de les inviter à une fête et de partager des plats, ce serait une bonne façon de casser la glace. »
La fête prend rapidement de l’ampleur. L’année suivante, elle se déplace dans le sous-sol de l’église St. Michael. Les organismes communautaires des différents groupes ethniques du Mile End sont invités à y apporter des plats typiques et environ 250 repas sont servis, le tout accompagné d’animation pour les enfants et d’une soirée dansante. Bientôt, le sous-sol ne suffit plus : les célébrations envahissent la rue Saint-Viateur, fermée à la circulation entre Saint-Urbain et Jeanne-Mance. Une scène est dressée pour accueillir les performances d’artistes et de groupes musicaux du quartier de toutes origines. Les médias prennent note de cette fête de quartier inusitée, où l’on partage « couscous, merguez, empanadas, et sardines grillées au milieu de discussions animées » et « où l’on chante et danse dans toutes les langues, dans le souci d’un grand rapprochement entre les minorités ethniques et la communauté francophone. » Cette « célébration des différences qui nous enrichissent » devient ainsi un pôle d’attraction pour des milliers de Montréalais qui veulent fêter de manière originale le 24 juin. La notoriété de l’événement dépasse de loin les frontières du Mile End, dorénavant surnommé par les médias « le quartier multiethnique par excellence. »
La « Saint-Jean dans le Mile End » devient ainsi malheureusement victime de son succès. Plus de 15 000 personnes participent à la douzième et dernière édition organisée par le Comité des citoyens, le 24 juin 1998. La rue Saint-Viateur peine à contenir une foule aussi dense et les autorités ne cachent pas leur crainte de dérapages lors de festivités qui se prolongent de plus en plus tard dans la nuit. Dépassé par l’ampleur prise par un événement qui ne ressemble plus guère à une fête de quartier, le comité renonce à son organisation. Des résidentes prendront la relève, à titre personnel et avec l’aide de commerçants du Mile End, au cours des années suivantes. La dernière édition se tiendra en 2003.
Redonner une identité au quartier grâce à son patrimoine
La renaissance du Mile End, au cours des décennies 1980 et 1990, s’accompagne aussi d’une redécouverte de son histoire et de la valorisation de son patrimoine. Le sort de trois édifices, qui ont en commun de se trouver avenue du Parc, illustre bien cette volonté de réappropriation. Le premier est le théâtre Rialto, l’un des hauts lieux de rendez-vous des samedis soir du quartier pendant plus d’un demi-siècle. L’avènement de la cassette vidéo et le départ de la communauté grecque du Mile End – le théâtre présente du cinéma grec depuis les années 1960 – affectent durement sa vocation.
L’édifice est acheté par un promoteur qui projette de le remplacer par un centre commercial haut de gamme, L’atrium du Parc. Les mouvements de préservation du patrimoine se mobilisent pour sauver l’édifice et Montréal accepte de le classer, en 1988[1], arrêtant ainsi le projet de démolition. Le Comité des citoyens revendique alors, conjointement avec le YMCA, la transformation du cinéma en centre communautaire interculturel. Car le statut de monument historique ne suffit pas nécessairement à assurer la survie d’un édifice. Encore faut-il lui trouver une vocation. Plusieurs tentatives sont faites pour rentabiliser les lieux : cinéma de répertoire, création d’une fondation à but non lucratif pour héberger des projets artistiques, discothèque, « steakhouse ». Le tout accompagné de rénovations malheureuses, la plupart du temps sans permis. Cela donne lieu, à la fin des années 1990, à une nouvelle mobilisation citoyenne accompagnée de manifestations devant le cinéma. La situation ne se stabilise qu’en 2010, lorsqu’un mécène, Ezio Carosielli, rachète le Rialto et entreprend une restauration majeure.
Le deuxième édifice, c’est celui du YMCA international (aujourd’hui YMCA du Parc), situé un peu plus au sud, coin Saint-Viateur. Si le comité des citoyens et le Y se sont associés pour proposer la transformation du Rialto en centre communautaire, c’est que l’édifice du Y, construit en 1912, est lui aussi en piteux état. Il est tellement délabré qu’il a dû fermer ses portes en 1989, sauf pour le centre jeunesse situé au rez-de-chaussée. L’immeuble est mis en vente en juin 1990. La direction du YMCA envisage de suivre la migration de la communauté grecque vers Parc-Extension, puisqu’elle planifie la construction d’un nouvel édifice, deux kilomètres plus au nord, au coin de des avenues du Parc et Jean-Talon.
La nouvelle provoque une autre mobilisation. Le Y joue un rôle important auprès des organismes communautaires du quartier (notamment ceux de la communauté grecque), et soutient le Comité des citoyens depuis ses débuts. Dans ce cadre, il offre ses locaux, les services d’animateurs et du soutien logistique, par exemple pour l’impression de documents. De plus, le Mile End manque cruellement d’équipements destinés aux loisirs et aux sports, particulièrement depuis le départ du Patro Le Prevost vers Villeray, après l’incendie de 1977. La seule autre piscine intérieure publique du quartier, le Bain Saint-Michel, est également vétuste et menacée de fermeture.
Le YMCA de l’avenue du Parc est finalement sauvé, à l’automne 1993, grâce à une entente de partenariat avec la ville de Montréal. Cette dernière subventionne la construction d’un nouvel édifice à l’emplacement de l’ancien, au coût de sept millions de dollars. En échange, le Y offre à tarif préférentiel, et gratuitement pour la piscine, ses services de loisirs aux résidants du quartier. L’action du Comité des citoyens est créditée pour avoir convaincu la ville et le Y de mettre sur pied ce partenariat. Si, dans ce cas, l’édifice d’origine n’a pu être préservé, en revanche, l’architecture du nouveau bâtiment s’inspire de celui construit en 1912.
Le troisième édifice, c’est l’église anglicane de l’Ascension construite en 1904. La paroisse s’est adaptée aux transformations du quartier en se dotant d’une mission sociale et offre des services communautaires au sous-sol. Cependant, la congrégation n’a plus qu’une cinquantaine de membres réguliers, de plus en plus âgés. Le diocèse anglican met l’église en vente en 1988, mais au bout d’un an, les seules offres d’achat viennent de la part de promoteurs.
Le révérend John Beach fait alors appel au Comité des citoyens pour que l’édifice, ainsi qu’un petit parc aménagé sur le terrain adjacent appartenant à l’église, continuent à avoir une vocation communautaire. Un des membres du comité, Kevin Cohalan, propose d’y déménager la Bibliothèque du Mile End, qui occupe alors des locaux loués un coin de rue plus au sud. La Ville, convaincue par les arguments du comité des citoyens, fait l’acquisition de l’église en 1990. Les travaux commencent au printemps 1992 et la nouvelle bibliothèque du Mile End est inaugurée le 10 août 1993.
Aujourd’hui renommée Bibliothèque Mordecai-Richler, quartier du Mile End, elle est considérée comme l’un des meilleurs exemples de conversion pour un nouvel usage public d’un édifice patrimonial, tout en respectant l’architecture d’origine de celui-ci. Le sauvetage de l’église laisse un autre legs au Mile End. Le diocèse anglican investit le produit de la vente et se sert des intérêts pour financer la Mission communautaire Mile-End. Situé rue Bernard, l’organisme vient en aide aux personnes démunies en offrant des services comme une banque alimentaire, une clinique juridique et une friperie.
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• Années 2000 : le Mile End en chantier, le parc Lhasa-de Sela, et d’autres actions
[1] L’édifice a également été classé immeuble patrimonial par le Gouvernement du Québec en 1990 et Lieu historique national du Canada, par le gouvernement fédéral, en 1993.
Ce texte est une version adaptée d’un extrait de l’Histoire du Mile End, par Yves Desjardins, Éditions du Septentrion, 2017. Avec l’aimable permission de l’éditeur.