Portraits, mariages, passeports 2


L’édifice situé au 5585 avenue du Parc abrite aujourd’hui le quartier-général de Pop Montréal. Ceux qui ont eu la chance de le visiter ont l’impression de se retrouver à l’intérieur d’une résidence qui n’a guère changé depuis les débuts de l’avenue. Pendant près de 47 ans, c’était l’emplacement de Regent Photo, le studio de Norman Epelbaum. Au cours de toutes ces années, il a documenté de nombreux événements de la communauté juive montréalaise et des autres groupes ethniques de l’avenue du Parc.

Après son décès, en 2011, sa famille a fait don de sa collection à la Bibliothèque publique juive. Celle-ci estime qu’elle constitue un témoignage inestimable sur la communauté juive montréalaise. Norman Epelbaum a également fait l’objet en 2011 d’un documentaire de Tally Abecassis, « Small Wonders ».

Sarah Gilbert a rencontré Norman Epelbaum peu de temps avant son décès. Merci une fois de plus à Hélène Faribault pour sa traduction.

Par Sarah Gilbert

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Installé sur l’avenue du Parc au nord de Saint-Viateur, dans un édifice de brique à deux étages agrémenté d’une tourelle, le Regent Photo Studio annonce en lettrage rétro dans sa porte vitrée qu’il prend des photos de portraits, de mariages et de passeports.

La sonnette a retenti. La porte et sa photo défraîchie et teinte à la main d’une femme souriante et parée de bijoux se sont refermées sur moi.

Le bruit de la circulation de l’avenue du Parc s’est assourdi, alors que je m’engage dans le couloir étroit dont les murs sont couverts de papier peint orné de dorures et de velours rouge.

Dans le bureau au bout du couloir, j’ai trouvé un petit homme aux cheveux blancs installé derrière un bureau et un autre plus jeune, assis tout proche. Les murs qui les entourent sont tapissés de photos de remises des diplômes, de portraits de famille et de photos de mariages avec des mariées aux coiffures volumineuses et des mariés aux larges cols. Toutes les photos semblent dater d’au moins une génération, tout comme le bouquet de fleurs en soie aux couleurs délavées dans un coin. C’était extrêmement tranquille là-dedans.

« Est-ce que je peux avoir une photo de passeport? », ai-je pensé à haute voix. Je devrais peut-être aller simplement la faire au Jean Coutu ou au Uniprix, au lieu d’embêter ces gens.

« Bien sûr, bien sûr! », me dit l’homme derrière le bureau, en hôte bienveillant.
Norman Epelbaum s’est mis à a tâche avec dignité, sortant un peigne pour rendre ma coiffure présentable. En me tenant le coude, il me dirige vers un siège qui fait face à l’appareil vintage Polaroid MiniPortrait, accompagné de John Notte, son assistant des 32 dernières années, qui allume l’éclairage photo.

Norman me touche les épaules, remonte mon menton et recule derrière l’appareil photo.

« Gardez la pose! », me dit-il d’une voix douce à l’accent d’Europe de l’Est, puis il y a un clic et un flash.

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De retour à son bureau, Norman met la minuterie rouge Kodak en marche et, pendant que le Polaroid est développé, il prépare un reçu au montant de douze dollars. En regardant les vieux portraits de mariage sur les murs, je me suis demandé si ces mariages existaient encore. Je me questionnais aussi au sujet de Norman. Il ne m’avait pas révélé grand-chose.

Plus tard, j’ai appris qu’il était né en Pologne et qu’il avait déménagé à Montréal au milieu des années cinquante. Durant la guerre, il avait obtenu un passeport russe et avait servi dans l’armée russe en Sibérie. Sa femme Esther et lui avaient quatre filles.

Dans le Mile End, il était connu avec affection comme l’homme au chapeau. Il ne sortait jamais sans son feutre mou, ou en été, sans un chapeau de paille. En tout temps, il portait une chemise avec cravate, habituellement avec un gilet et un veston.

Il possédait quelques édifices, mais vivait modestement, peut-être à cause de la guerre. À Navarino, sur l’avenue du Parc, les gens plaisantaient sur sa manière de s’approprier l’exemplaire de journal du café. Il allait souvent à la boulangerie Bagel Saint-Viateur où il préférait obtenir ses bagels gratuitement.

C’était un personnage mystérieux. Certains pensaient qu’il avait travaillé avec Karsh à Ottawa. (Il l’a peut-être fait.)1 D’autres prétendaient que la femme de la photo sur sa porte était son épouse. (Ça ne l’était pas.) Personne ne connaissait son âge. Récemment, il avait dit : « 72 ans ».

Photo : Andrew Gryn

Photo : Andrew Gryn

Norman Epelbaum est décédé le dimanche 20 mars à l’âge de 82 ans. Il avait des problèmes cardiaques. Le vendredi précédent, il s’était présenté au studio comme à l’habitude.

« Il va me manquer beaucoup », a confié son collègue John Notte qui garde le studio ouvert pour faire des affaires, qui se sont résumées au cours des dernières années, à quelques photos de passeport par jour.

Il y a quelques mois quand Norman était à l’hôpital, sa plus jeune fille Suzie l’a appelé. En décrochant le téléphone de sa chambre, il a répondu machinalement : « Regent Photo Studio ».

Le nom du studio tire son origine d’un ancien indicatif téléphonique. Norman a accueilli les clients sept jours par semaine, durant les 47 dernières années, sauf quand il faisait du travail pour les mariages ou les assurances.

« Il avait l’habitude de dire qu’il aimait tellement la photographie qu’il n’avait pas l’impression de travailler. C’est pour cela qu’il travaillait tous les jours, disait Suzie. J’ai grandi au studio avec lui. »

« Il aimait les gens. Tout le monde le connaissait », confie Georgia Mangafas du restaurant Rodos Bay, son voisin des 41 dernières années. « Il a travaillé jusqu’à la dernière minute. »

J’ai deux photos de passeport que Norman Epelbaum a prises : une récente et l’autre plus vieille. Comme le disent si bien les cartes professionnelles de Regent Photo : « Les photographies sont des souvenirs. »

(Première publication : 31 mars 2011.)

Notes:
1. En fait, il était l’assistant de Malak Karsh, le frère de Youssef.

2 commentaires sur “Portraits, mariages, passeports

  • Léon Gagnon

    MERCI POUR CETTE BELLE PETITE HISTOIRE..
    Parfois on s’intéresse à ces gens seulement une fois qu’ils sont partis… Leur vie est un livre d’histoire.
    Quant à Regent, l’indicatif téléphonique régional, il a été remplacé par 2 chiffres, probablement 73.
    Donc au lieu de dire Regent4-2222, on dirait 734-2222.

    • Justin Bur

      C’est exact. Mais REgent (73) était un préfixe pour Côte-des-Neiges, pas le Mile End; sur l’avenue du Parc, fin des années 1950, c’était plutôt CRescent (27). Peut-être que la limite entre les deux centraux a été changé (à vérifier dans les vieux annuaires Bell).

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