Deux familles montréalaises : les Bagg et les Clark


La montagne, un espace bucolique

La transformation de l’espace urbain après 1840 est intimement liée à un autre phénomène, celui de l’apparition des banlieues réservées à la bourgeoisie, dont le «Golden Square Mile» déjà évoqué constitue l’archétype. Si la possible exploitation capitaliste du sol en est l’une des conditions qui rend possible ce phénomène, l’expression anglaise «location, location, location» rend bien compte de l’autre condition nécessaire. Ici aussi, la nature du territoire où se déploie le domaine des Bagg a son importance. Lors de leur union, en 1819, Stanley Bagg et Mary Ann Clark reçurent comme cadeau de mariage de la part du père de celle-ci une résidence, «Durham House». Située au coin sud-ouest de Saint-Laurent et Prince-Arthur (à l’emplacement actuel d’une succursale de la banque Toronto-Dominion) c’est aussi une ferme mais surtout l’une des premières maisons de pierre construites au nord de la «Côte-à-Baron». Dans ses souvenirs sur le Montréal de 1816, publiés par le Montreal Star en 1881, Jedediah Hubbell Dorwin a laissé cette description du secteur :

«Above the Sherbrooke street, before reaching the Mile End tavern, there were but two houses, both of stone, and on the left side of the street, then belonging to John Clark and now the property of the Bagg estate. Sherbrooke st. was then opened from St. Lawrence as far west as Bleury. In 1819, two fine residences were built on this street, one by Jacob Hall and the other by Torrance. They were both prominent objects to the citizen below, and the latter being the only cut-stone structure outside the main city, was the admiration of every passer-by. It is now the residence of the Molson family.»[28]

Durham House

Durham House (Musée McCord)

À l’époque décrite par Dorwin, Montréal sort de plus en plus des limites imposées par les anciennes fortifications. L’immigration britannique et irlandaise est considérable et les faubourgs se densifient. Le faubourg Saint-Laurent, situé dans l’axe du chemin du même nom, entre la rue Craig et le pied de la Côte-à-Baron, c’est-à-dire l’actuelle rue Ontario, est d’ailleurs la scène des premières opérations de spéculation foncière de l’histoire montréalaise[29]. Il reste que la bourgeoisie réside encore très majoritairement à l’intérieur de la vieille ville : surtout composée de marchands, elle continue d’adopter un modèle d’habitation où les quartiers familiaux sont situés au-dessus du magasin ou de l’entrepôt, comme en témoigne la maison du Vieux-Montréal d’Abner Bagg, évoquée plus tôt. En 1819, Thomas Torrance est donc l’un des premiers grands marchands à quitter la ville pour établir sa résidence principale sur les hauteurs de la côte, au coin nord-ouest du chemin Saint-Laurent; l’éloignement avec le coeur de Montréal est alors tel que sa villa est surnommée «Torrance’s Folly»[30].

Mais en devenant son voisin immédiat, lorsqu’il s’installe dans la «Durham House» que vient de lui donner son beau-père, Stanley Bagg est bien placé pour espérer que Thomas Torrance est plus un pionnier qu’un illuminé. Stanley vient de participer aux travaux de démolition des fortifications entourant la vieille ville, ce qui va permettre une circulation beaucoup plus fluide avec les faubourgs, facilitant ainsi leur expansion. Cette expansion s’accompagne cependant d’un clivage socio-économique croissant entre les différents secteurs de Montréal : les faubourgs abritent une population d’artisans et de journaliers et les maisons surtout de bois y sont beaucoup plus modestes qu’en ville[31]. En étant aubergiste à la «Mile End Tavern», Stanley Bagg a aussi pu observer un autre phénomène : depuis le début du siècle, les grands marchands de fourrure qui dominent alors l’économie canadienne, les McGill, Frobisher et McTavish, ont commencé à acheter des terrains sur la montagne. Tout en conservant leur résidence principale dans la ville, ils y établissent des villégiatures afin d’y vivre leurs années de retraite «in rural comfort»[32]. Ce mouvement correspond à l’apparition d’un «culte de la nature», particulièrement puissant dans l’imaginaire culturel britannique. À Montréal, le Mont-Royal en devient l’incarnation; ses flancs bucoliques et les prairies qui l’entourent permettent d’échapper à une ville qui devient de plus en plus bruyante et polluée[33]. Les frères Bagg participent eux-mêmes à ce mouvement lorsqu’ils remplacent, en 1817, la modeste maison de bois de la ferme Noxon, chemin de la Côte-Sainte-Catherine, par une villa en pierre de deux étages[34]. Entourée de vergers et de pâturages, la «Mile End tavern», située au pied de la côte conduisant à leur résidence de campagne, correspond bien elle aussi à cet idéal champêtre. Stanley Bagg se fait également le promoteur d’activités ludiques associées à la villégiature, notamment en construisant une des premières pistes de course du Bas-Canada, sur la «Mile End Farm» entre Duluth et Mont-Royal.

Les premières banlieues montréalaises

Après 1840, le flanc sud du Mont-Royal cesse d’être un lieu de villégiature et abrite de plus en plus les résidences principales de la bourgeoisie montréalaise. Dans sa thèse déjà citée, Salubrious settings and fortunate families, Roderick MacLeod explique qu’une nouvelle génération de promoteurs fonciers fait valoir aux Anglo-Écossais le caractère identitaire des nouveaux quartiers et, surtout, la proximité de la montagne pour échapper aux inconvénients croissants de la vie en ville. Une annonce publiée en 1845 dans la Gazette témoigne bien de cette vision :

These LOTS, situated on the most elevated and salubrious part of the city of Montreal, offer to Capitalists, rare opportunities of advantageous, and, surely profitable investment; and to those seeking a permanent residence, an agreeable and healthful place of abode. Having directly behind them – the Mountain of Montreal, and forming the very back, of the gentle declivity towards the Town, they must ever command delightful views, and the purest air.[35]

Le «Golden Square Mile» se développe entre 1840 et 1890 selon deux principaux modes de lotissement : d’abord, souvent autour d’une place publique (square du Beaver Hall, square Dominion), des maisons en rangée inspirées des «Georgian terraces» anglaises, réservées à la classe moyenne; et, sur deux avenues, Dorchester et surtout Sherbrooke, les villas entourées d’immenses jardins de la grande bourgeoisie[36].

Si l’environnement de «Durham House» est avant tout rural quand la famille Bagg s’y installe en 1820, leur domaine se retrouve, un quart de siècle plus tard, à un carrefour stratégique composé de deux axes qui en transformeront profondément le caractère :

  • en bas de la côte, le faubourg Saint-Laurent ne cesse de croître et prend un caractère de plus en plus populaire; de plus, le chemin Saint-Laurent devient la plus importante artère de communications de l’île, ce qui encourage un développement commercial et résidentiel vers le nord des deux côtés de la route;
  • L’axe de la rue Sherbrooke, lui, permet de relier le domaine des Bagg au «Golden Square Mile». Stanley Clark y participe en quittant «Durham House»; en 1846, il fait construire sa propre résidence, «Fairmount Villa», au coin nord-ouest des rues Saint-Urbain et Sherbrooke. À cette occasion, il a demandé au principal arpenteur du GSM, Henri-Maurice Perrault, de faire un relevé de ses terrains situés immédiatement à l’arrière. Le titre montre bien l’intention : Plan of a Property Situate at the Cote A Baron Belonging to Mr Bagg as Distributed into Villa Lots. Il s’agit du quadrilatère situé entre Sherbrooke, Saint-Urbain, Saint-Laurent et la future rue Milton. En 1862, un deuxième plan, également préparé par Perrault, montre que l’opération de lotissement se prolonge jusqu’à l’avenue du Mont-Royal, achevant de transformer l’ancienne «Mile End Farm» en lots urbains[37].

[28] L’article peut être retrouvé en ligne à http://rawdonhistoricalsociety.com/dorwin/mtlin1816.htm. Ses souvenirs de Montréal plus de 60 ans auparavant étaient extraits d’un journal intime qu’il a tenu quotidiennement pendant toute sa vie.

[29] Jean-Claude Robert, Atlas Historique de Montréal, op cit, aux pp. 72-73 et 88-89.

[30] Susan D. Bronson, La Main, toujours de son temps, http://amisboulevardstlaurent.com/panneaux/sherbrooke-mont-royal/

[31] Jean-Claude Robert, op cit, p. 89

[32] «It was their legacy, as gentlemen farmers, that particularly coloured any perception of the mountain as residential space by 1840.» , pp. 29-33

[33] Bernard Debarbieux et Claude Marois, Le mont Royal. Forme naturelle, paysages et territorialités urbaines, Cahiers de géographie du Québec, vol. 41, n° 113, 1997, pp. 178-180

[34] Contrat conclu par Abner avec «Joseph Lepage, maître-maçon au Sault-au-Récollet», devant le notaire T. Barron, le 21 avril 1817. Répertoire d’architecture traditionnelle…, op cit.

[35] Montreal Gazette, avril 1845, cité par MacLeod, op cit, p. 111.

[36] À ce sujet, voir François Rémillard et Brian Merrett, Le mille carré doré 1850-1930, Méridien, 1986

[37] Fonds Henri-Maurice Perrault, BANQ, cotes CA601,S53,SS1,P2041 et CA601,S53,SS1,P441