Premier lotissement réussi du chemin Saint-Laurent, en haut de la «Côte à Baron»
Son grand-père maternel, John Clark, avait d’ailleurs anticipé dès 1825 que l’expansion du faubourg Saint-Laurent, où il avait acheté et vendu plusieurs lots, se poursuivrait vers le nord et franchirait l’obstacle de la Côte-à-Baron pour y rejoindre son auberge. Dans un codicille à son testament, il inclut le premier plan d’arpentage des terres de sa «Mile End Farm» qui prévoit une subdivision en 76 lots le long du boulevard Saint-Laurent, entre Duluth et Mont-Royal. John Clark veut ainsi assurer un revenu à ses descendants, puisqu’il pose comme condition que les lots soient vendus avec une rente constituée à un intérêt annuel de 6%. Mais il n’en reste pas là : dans le même document, il se fait urbaniste avant l’heure et prévoit le tracé d’une rue parallèle à Saint-Laurent qu’il baptise de son propre nom[38]. John Clark exige aussi que les lots sur cette future rue ne soient pas vendus à moins de 25 livres. Sur Saint-Laurent, il fixe le prix minimum à 50 livres et précise que les maisons qui y seront construites devront être en pierres ou en briques, promouvant ainsi un développement résidentiel et commercial qui tranche avec le faubourg plus bas où les maisons de bois dominent[39]. Les générations suivantes de la famille Bagg imposeront des conditions similaires aux acheteurs afin assurer une uniformité socio-économique à leurs nouveaux quartiers : «their sales of land always required the buyer to build promptly and on a substantial scale, with stone facing, a minimum of two stories, strictly for residential occupancy, in conformity to their street plan and private conception of zoning.[40]»
Le projet de John Clark précède de presque 10 ans le lotissement à proximité du notaire Jean-Marie Cadieux dit Courville; il précède de 35 ans la naissance du village Saint-Jean Baptiste qui, sur son flanc est, sera largement l’œuvre de promoteurs canadiens-français. L’historiographie montréalaise a longtemps décrit le boulevard Saint-Laurent comme une frontière entre les secteurs anglophones et francophones de la ville, comme en témoigne cet article d’Alan Knight :
Contrairement à ce que certains ont pu dire, les lotissements de M. Cadieux de Courville ne sont pas tributaires du savoir-faire d’un Redpath ou d’un McGill pour la très bonne raison qu’ils ont été réalisés avant ceux effectués par ces anglophones. Ces lotissements traduisent donc tout le savoir-faire urbain d’une société inscrite depuis longtemps dans l’espace colonial. Voilà pourquoi l’enjeu du développement du village se situe autant sur le plan culturel que technologique.[41]
Le projet de John Clark, situé à mi-chemin entre ceux de Redpath et de Courville, leur est bien antérieur. De plus, il se situe sur le futur territoire du village de Saint-Jean Baptiste, ce qui démontre qu’à cette époque, à tout le moins, la frontière était perméable. Le village ne prendra véritablement son essor qu’après 1860; d’autres recherches seraient nécessaires pour déterminer ce qu’il est advenu du lotissement dans l’intervalle. En poursuivant l’œuvre de son grand-père et surtout en faisant en sorte qu’elles puissent être vendues en «freehold», Stanley Clark Bagg devient ainsi l’archétype montréalais du spéculateur urbain tel que défini par Paul-André Linteau :
Ce personnage spécule sur une éventuelle hausse de valeur d’une propriété. Il achète au meilleur prix possible et attend, souvent plusieurs années, sans faire d’autre investissement que le prix d’achat (…) Si ses prévisions sont justes, il revendra à un prix plus élevé, empochant ainsi la plus-value qui s’est créée dans dans l’intervalle. C’est un intermédiaire pur qui ne fait aucun développement et qui ne peut expliquer son profit que par sa perspicacité à prévoir l’usage d’un site. Au niveau de l’espace, il effectue souvent une réunification du territoire, soit en acquérant des terres contiguës, soit en unifiant sous une gestion unique les décisions relatives à des parcelles qui sont séparées les unes des autres.[42]
Une autre étape devra cependant être franchie pour relier le Plateau Mont-Royal au cœur économique de la ville. En effet, si les grandes familles bourgeoises qui occupent les hauteurs de la rue Sherbrooke disposent de leurs propres véhicules—calèches et cocher privés—, pour rejoindre leurs places d’affaires, il en va autrement de la classe moyenne et encore plus des couches populaires. On aborde ici une autre période de l’expansion urbaine montréalaise, celle de l’industrialisation rapide entre 1880 et 1910, qui prendra d’assaut le flanc nord-est du Mont-Royal où, à l’ouest de la rue Saint-Laurent, se trouve le cœur du domaine des Bagg. Ce sera l’objet d’un prochain article.

La villa Fairmount vers 1875 (BAnQ – Photo extraite de: Montreal: its history, to which is added biographical sketches, with photographs, of many of its principal citizens, by Rev. J. Douglas Borthwick [photographs from the studio of Inglis, Montreal]. Montreal, Drysdale and Co 1875)
[38] Le répertoire toponymique de la ville de Montréal attribue le nom de la rue à son petit-fils, Stanley, mais le testament montre bien que c’est le grand-père qui eut l’idée le premier!
[39] Last will and testament of John Clark, op cit.
[40] Sherry Olson et Patrica Thornton, Peopling the North American City, op cit, p. 49
[41] Alan Knight, Le Plateau Mont-Royal, un projet, un exploit, Continuité, no 66, 1995, p. 48
[42] Paul-André Linteau, Maisonneuve, Boréal Express, 1981, pp.. 37-38
[43] Il semble y avoir souvent confusion entre les deux villas: par exemple, Pierre Anctil dans Saint-Laurent, Montreal’s main, identifie la villa Fairmount comme la Torrance (p. 32).