Église Saint-Enfant-Jésus


Saint-Enfant-Jésus, juin 2015 [Justin Bur]

Saint-Enfant-Jésus, juin 2015 [Justin Bur]

L’église Saint-Enfant-Jésus du Mile-End, construite en 1857–1858 et agrandie en 1898–1903, est exceptionnelle non seulement par son architecture unique au Québec et les grands artistes qui en ont signé la décoration, mais aussi en raison de sa qualité de témoin de l’urbanisation de la campagne au nord de Montréal et de l’emprise grandissante de l’Église catholique sur la société québécoise sous l’épiscopat (1840–1876) de monseigneur Bourget, dont le programme d’encadrement social de la population par le clergé marquera profondément le Québec jusqu’à la Révolution tranquille.


Alors que l’église de Saint-Enfant-Jésus du Mile-End se trouve aujourd’hui à l’intersection de deux des plus importants boulevards de Montréal, le boulevard Saint-Laurent et le boulevard Saint-Joseph, et que le parc Lahaie, nouvellement réaménagé (2014), bouillonne de vie, il est difficile d’imaginer que la construction de l’église se fit en plein champ, loin du centre d’un village. La construction de l’église Saint-Enfant-Jésus du Mile End en 1857–1858 est au point de rencontre d’une stratégie de développement foncier par une famille de grands propriétaires terriens, la famille Beaubien, et du programme de développement d’une société catholique par l’évêque de Montréal, monseigneur Bourget.

L’église sera érigée sur des terrains donnés par la famille Beaubien qui possède de vastes propriétés à Côte-Sainte-Catherine (Outremont), Côte-Saint-Louis (Mile End) et Côte-des-Neiges. Elle détient, en particulier, une très grande propriété dans l’est de l’actuel Mile End, la « terre des carrières », dont les limites correspondent aujourd’hui au sud, à l’avenue du Mont-Royal ; au nord, à la rue de Castelnau; à l’ouest, au boulevard Saint-Laurent; et à l’est, à la rue Coloniale. Peu propice à l’agriculture, ce territoire est criblé de marécages et de carrières dont est extraite la pierre calcaire qui alimente la construction de Montréal alors en pleine expansion. Pierre Beaubien (1796–1881), médecin de profession (il est un des fondateurs de l’école de médecine francophone de Montréal), est animé d’une vision à long terme pour le développement du patrimoine familial. Il comprend que la ville va croître en direction du nord, le long de ce qui est alors le chemin Saint-Laurent, un axe de communication nord-sud déjà très important, et il y détecte une occasion de valoriser ses terres. Mais, alors que la concrétisation de cette vision semble improbable à court terme – l’urbanisation s’est arrêtée à la côte à Baron, actuelle rue Sherbrooke – il va falloir au docteur un peu forcer le destin, et en cela, il va trouver un précieux allié en la personne de l’évêque.

Monseigneur Ignace Bourget (1799–1885), évêque de Montréal (1840–1876) est une figure charismatique, voire autoritaire, dont l’épiscopat va profondément changer la société québécoise. Ces changements la marqueront jusqu’à la Révolution tranquille. Bourget s’inscrit dans la lignée de son prédécesseur dont il a été le secrétaire, monseigneur Lartigue, qui fut le premier évêque de Montréal (1836–1840). Bourget, comme Lartigue, est ultramontain : il soutient la primauté absolue de l’autorité du Pape, tant spirituelle que temporelle, sur le pouvoir civil et la priorité de la société religieuse sur la société civile. Cette conception implique un fort encadrement de la population par l’Église. Ce contrôle social est effectué à la fois à travers les services offerts par les paroisses, multipliées par Bourget, et les institutions d’éducation contrôlées par le clergé, que l’évêque n’aura de cesse de développer.

Bourget s’inquiète, en particulier, du sort des milliers de paysans qui viennent s’établir en ville et dans les villages et hameaux périphériques. Il voit dans la paroisse et dans les services sociaux qu’elle peut offrir les moyens de faciliter leur intégration et de leur donner les balises dont ils ont besoin dans un environnement urbain potentiellement corrupteur selon lui. Or la paroisse Notre-Dame-de Montréal, qui s’étend alors jusqu’à l’actuelle rue Jean-Talon, couvre un bien trop large territoire pour pouvoir remplir ce rôle. De plus petites paroisses, des prêtres plus proches de leurs ouailles, permettraient un meilleur contrôle social de la population et une meilleure assisse de l’autorité du clergé. Il serait donc nécessaire de démembrer la paroisse Notre-Dame-de Montréal en plusieurs paroisses afin de pallier cette difficulté. Mais monseigneur Bourget se heurte à un obstacle de taille : les Sulpiciens, seigneurs de Montréal et administrateurs de la paroisse Notre-Dame, s’opposent fermement à ce démembrement qui signifierait une dilution de leur pouvoir.

En premier lieu, monseigneur Bourget crée des dessertes dépendant de la paroisse Notre-Dame pour servir les populations installées dans les villages autour de Montréal. En avril 1848, Pierre Beaubien annonce qu’il va faire don au diocèse d’un terrain où l’on prévoit d’ériger une nouvelle église. À l’automne 1849, sur ce terrain, à l’actuel coin sud-est des rues Laurier et Saint-Dominique, monseigneur Bourget fait d’abord construire un édifice en pierre grise pour accueillir l’Institution des sourds-muets. La bâtisse héberge aussi l’école du village de Côte-Saint-Louis et une chapelle pour les offices religieux en attendant la construction d’une église digne de ce nom.

Le nouvel édifice se trouve au milieu de nulle part, battu par les vents, entouré de carrières. Certes, le curé s’est rapproché de ses ouailles, mais la chapelle et l’école se trouvent encore loin des villageois qu’elles servent. Car le gros du village de la Côte Saint-Louis (incorporé en 1846) est alors situé plus à l’est, près de l’intersection des actuelles rues Laurier et Berri. Mais en installant ces institutions sur les terres des Beaubien, monseigneur Bourget s’est assuré le soutien d’une famille influente pour mener à bien son projet d’érection d’une nouvelle paroisse dans un bras de fer avec les Sulpiciens.

Monseigneur Bourget confie l’administration de l’Institution des sourds-muets à une congrégation religieuse qu’il a fait venir de France, les Clercs de Saint-Viateur. Il lui donne également le mandat d’édifier une nouvelle église pour servir la future paroisse. Sa conception est confiée à l’architecte Victor Bourgeau (1809–1888), architecte de monseigneur Bourget. Celui qui en deviendra le curé, le père François-Thérèse Lahaye, mène à bien ce projet. Une levée de fonds est organisée en 1857. La pierre angulaire de la future église est bénie le dimanche 15 juin 1857 et la première messe est donnée le jour de Noël 1858 dans une église à l’architecture romane, sobre. L’érection canonique de la paroisse, c’est-à-dire sa reconnaissance officielle par le diocèse, a lieu en 1867, après que l’évêque aura enfin obtenu l’autorisation de Rome de procéder. Sa reconnaissance civile en 1875 lui donne une existence légale et son autonomie par rapport à la paroisse Notre-Dame.

« Église, Presbytère et Couvent de la Paroisse du St-Enfant Jésus du Coteau Saint-Louis ». La façade de la première église, due à Victor Bourgeau, avant les transformations de 1903. La Presse, 25 novembre 1893, p. 1.

La façade de la première église, due à Victor Bourgeau, avant les transformations de 1903. La Presse, 25 novembre 1893, p. 1.

La paroisse Saint-Enfant-Jésus couvrait alors un immense territoire : elle s’étendait depuis la limite entre les terres de la côte des Neiges et celles de la côte Sainte-Catherine (près de l’avenue Stirling) à l’ouest, jusqu’à la dernière des terres de la côte de la Visitation (43e avenue, Rosemont) à l’est; et des limites de la ville de Montréal (près de l’avenue Duluth) au sud jusqu’aux paroisses de Saint-Laurent et du Sault-au-Récollet (dans les axes des rues De Castelnau et Bélanger) au nord. Les limites de la paroisse seront redéfinies plusieurs fois au gré de son morcellement pour l’érection de nouvelles paroisses alors que les villages avoisinant Montréal s’urbanisent et connaissent une véritable explosion démographique – puis de la suppression de paroisses suite à la désaffection des églises à partir de la Révolution tranquille. On peut dire que la paroisse Saint-Enfant-Jésus est la paroisse mère de presque toutes les paroisses du Plateau Mont-Royal, d’Outremont et de Rosemont, et elle existe toujours aujourd’hui.

Sur le plan immobilier, Pierre Beaubien finit par gagner son pari. Ce qui n’était qu’un noyau paroissial excentré du cœur du village de Côte-Saint-Louis – les villageois se rendaient à l’église en empruntant un chemin de terre, le chemin Saint-Louis, devenu avenue Laurier – s’est transformé au fil des années en un véritable village revendiquant sa propre identité et son autonomie. En 1878, l’ouest de Côte-Saint-Louis fait sécession et un nouveau village est créé, Saint-Louis du Mile End. Le village prospère et, en 1895, il s’incorpore en ville et devient Ville Saint-Louis (annexée en 1910 par Montréal). Cette ville nourrit de grandes ambitions et souhaite se doter d’une église digne du statut de banlieue bourgeoise et moderne auquel elle aspire. On décide d’agrandir l’église (son volume est multiplié par deux) et de la doter d’une nouvelle façade.

Les travaux, qui ont lieu entre 1898 et 1903, sont confiés à l’architecte Joseph Venne, auquel on doit également l’église Saint-Denis, avenue Laurier (1911). La nouvelle façade de Saint-Enfant-Jésus est de style néo-baroque. À cette ornementation exubérante, qui en fait la façade la plus richement ornée des façades d’église du Québec, on ajoute, en 1909, trois statues du sculpteur Olindo Gratton, célèbre pour les statues surplombant la façade de la cathédrale Marie-Reine-du-Monde : l’Enfant-Jésus au centre et des scènes avec des anges sur les côtés : L’Étoile de Bethléem et Le jugement dernier. En 1978, les anges seront retirés en raison de dégradations. Grâce à un projet de restauration porté par la paroisse Saint-Enfant-Jésus et la Société d’histoire du Plateau-Mont-Royal, ils retrouvent leur place en juin 2015.

La décoration intérieure de l’église est, elle aussi, exceptionnelle. Les vitraux sont signés Delphis-Adolphe Beaulieu (1916) et une partie de la décoration intérieure a été confiée à un des plus célèbres peintres québécois, Ozias Leduc. On lui doit les quatre toiles entourant la coupole : L’Annonciation, La Nativité, Jésus parmi les docteurs et La Sainte Famille ainsi que les décorations de la chapelle du Sacré-Cœur qui rendent hommage aux travailleurs des carrières et cultivateurs à l’origine du village de Saint-Louis du Mile-End (1917–1919). Les toiles du chœur, de la voûte et du transept sont de la main du peintre Louis Saint-Hilaire.

Bien que l’église Saint-Enfant-Jésus du Mile End soit un témoin remarquable du développement des paroisses du Plateau Mont-Royal et que de grands artistes québécois aient contribué à en faire une église unique dans le paysage architectural québécois, le Conseil du patrimoine religieux du Québec ne lui a reconnu que la cote C pour sa valeur patrimoniale sur une échelle de A à F (A pour incontournable et F pour faible). Ceci s’explique par des travaux de rénovation malheureux qui ont altéré l’intégrité de l’église : les décorations de la chapelle du Sacré-Cœur réalisées par Ozias Leduc ont été irréversiblement endommagées par des restaurations maladroites et, après l’affaissement du plancher en 1963 lors d’une cérémonie de confirmation, l’église a été modernisée et dépouillée d’une grande partie de sa décoration intérieure.


Indications bibliographiques

Jacques Bernier, « BEAUBIEN, PIERRE », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 11, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 17 août 2016http://www.biographi.ca/fr/bio/beaubien_pierre_11F.html.

Paroisse Saint-Enfant-Jésus du Mile-End et Société d’histoire du plateau Mont-Royal, Saint-Enfant-Jésus du Mile-End : église mère du Plateau mont-Royal, juin 2015

Jean-Claude Robert, « Catholicisme et urbanisation au Canada français, 19e et 20e siècle », dans Pour une histoire sociale des villes, Philippe Audrère, dir. Presses Universitaires de Rennes, 2006

Philippe Sylvain, « BOURGET, IGNACE », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 11, Université Laval/University of Toronto, 2003, consulté le 17 août 2016, http://www.biographi.ca/fr/bio/bourget_ignace_11F.html.


Voir aussi

Institution des sourds-muets
Gare du Mile End
Église Saint-Georges
Église de l’Ascension
Église St. Michael’s and St. Anthony’s

 

[Rédaction : Christine Richard]