Télesphore Hogue évoque ensuite ses souvenirs de jeunesse : né en 1844 sur la rue Sainte-Catherine entre Sanguinet et Saint-Denis, il se souvient que la campagne commençait alors en haut de la rue Sherbrooke et ajoute qu’un moulin à vent se trouvait près du monastère du Bon-Pasteur. Prévost l’interroge alors sur les fameux «Pieds-Noirs» :
— Les “Pieds-Noirs” de la rue des Carrières ne se battaient-ils pas à votre hôtel?
— Les “Pieds-Noirs” ne venaient pas se battre souvent chez nous, car je ne les endurais pas. Je n’ai pas toujours été âgé, vous savez, et quand ils venaient faire du bruit, je les jetais dehors. Un fier-à-bras du nom de Brazeau proclamait partout sa force, et il aimait la chicane; quand il venait chez moi, il restait sage.
Mais tous les «Pieds Noirs» ne semblent pas avoir été si sages : Hogue enchaîne sur une anecdote où il explique avoir enfermé dans un réduit jusqu’à minuit un de ses clients ivre qui refusait de payer ses consommations. Peu après, il dût se bagarrer seul avec trois clients venus venger leur ami :
J’étais capable de maîtriser un homme; deux, peut-être, mais trois, c’était vraiment trop. J’eus toutes les difficultés du monde à m’en débarrasser. J’aurais gagné plus vite si les charretiers qui nous regardaient du quai de la gare étaient venus m’aider. Pendant deux ou trois heures, après cette échauffourée-là, je pensais mourir, tellement j’avais mangé de la misère.
L’entrevue se conclut sur les deux autres passions de l’hôtelier : le billard, il dit avoir gagné un championnat amateur en 1892, et les courses de chevaux au «Decker’s Park», situé alors sur la rue Saint-Denis au nord de la rue Laurier. Hogue était propriétaire de plusieurs chevaux et son favori, qui lui a fait gagner une coupe, était nommé «Mile End Boy».
La gare du Mile End a fermé en novembre 1931, le service ferroviaire ayant été transféré à la nouvelle gare de l’Avenue du Parc, sur Jean-Talon. Une nouvelle activité vient animer le voisinage de l’hôtel en 1935, lorsqu’on ouvre à l’arrière le «stade du Mile End», un petit espace à ciel ouvert entouré de gradins de bois. On y livrait notamment des combats de boxe et les billets étaient vendus à l’hôtel.1 Mais la vie du stade fut éphémère : il ferme ses portes en 1943. Par la suite l’hôtel change de vocation – on l’appelle «taverne» au lieu d’«hôtel», et peu après l’étage sera transformé en maison de chambres.
En mai 1985, le journaliste Gérald Leblanc, de La Presse, retrace le petit-fils de Télesphore Hogue, Martial Hogue. Ce dernier est alors âgé de 77 ans et il se décrit comme un poète-peintre et un «marginal de carrière» qui est né et a grandi dans le quartier. La brève entrevue permet d’apprendre peu de choses nouvelles sur l’histoire de l’hôtel, même si le journaliste qualifie Martial Hogue «d’intarissable» à son sujet, ainsi que sur l’atelier de couture appartenant à son père2. L’article nous a cependant légué une photo unique du bâtiment à l’époque de sa gloire. Car l’ancien hôtel qui faisait la fierté de la famille Hogue est sur le point de disparaitre. Un incendie le détruira complètement sept mois plus tard, tot le matin du 5 janvier 1986, en pleine tempête de neige. Aujourd’hui, plus d’un quart de siècle s’est écoulé, et le terrain qui abritait «l’hôtel du C.P.» est toujours vacant…
la ou est un petit bar et un million de tapis et tuiles