Le petit parc de quartier Lhasa-De Sela, situé entre les rues Clark et Saint-Urbain, juste au sud du viaduc Rosemont-Van Horne, est un espace vert fort apprécié par les résidents du Mile End, particulièrement les familles qui profitent des nombreuses installations destinées aux enfants. Pendant longtemps, il fut même le seul endroit, en dehors des rues et ruelles, où pouvaient jouer les enfants des environs. En dépit de cela, il a été démoli lors des travaux de construction du viaduc et il a fallu plusieurs mobilisations citoyennes pour lui donner son visage actuel.
Le parc Lhasa-De Sela connaît de modestes débuts. Le 12 février 1943, le conseiller municipal du quartier (alors nommé Saint-Michel), Dave Rochon, demande à la Ville de Montréal qu’un terrain vacant, situé à l’angle des rues Clark et Van Horne, soit transformé en terrain de jeux. Ce serait, écrit-il, « un acte de charité pour les enfants des environs, qui sont en très grand nombre et majoritairement de la classe pauvre. […] Les enfants seraient en sûreté et ne joueraient plus dans les rues de cette section[1]. » Saint-Michel était alors surnommé « le quartier oublié » depuis des années. Très impliqué dans les ligues sportives locales, Rochon promet que ce ne sera plus le cas s’il est élu au conseil municipal. Élu une première fois en 1934, il obtient en 1936 que les Clercs de Saint-Viateur cèdent à la Ville le site des anciens ateliers de l’Institution des sourds-muets, situé entre les avenues Laurier et Fairmount, du côté est de la rue Saint-Dominique, pour en faire un terrain de jeu : c’est aujourd’hui le parc Saint-Michel[2]. Mais il est fort éloigné pour les enfants qui vivent à proximité de la voie ferrée[3].
Rochon fait sa requête au moment où la ville s’apprête à ouvrir 40 terrains de jeux, à la suite d’une longue campagne en leur faveur. Les réformistes sont nombreux à les réclamer pour offrir des loisirs organisés aux enfants dans le but de lutter contre la délinquance juvénile. On dit qu’elle est devenue un fléau en raison de la misère créée par la Grande crise des années 1930. Montréal se lance alors dans une entreprise qualifiée « d’unique au Québec », « en offrant à tous les enfants, sans distinction d’âge, de sexe ou de race, des amusements en plein air incroyablement variés, sous la direction des moniteurs et monitrices d’une grande compétence qui ont été spécialement entrainés depuis le printemps pour diriger les jeux dans les terrains de la ville.[4] »
Saint-Michel devra toutefois attendre : le surintendant général des parcs, jardins et jeux reconnaît qu’il existe un besoin criant pour un tel terrain dans le quartier, mais il estime que l’emplacement proposé par le conseiller Rochon est inadéquat[5]. Il le juge trop excentré et croit qu’il faut trouver un endroit mieux situé. Le problème, rétorque Rochon, c’est qu’il n’existe pas d’autre terrain vacant dans son quartier densément peuplé. Celui-ci fait alors appel à ses collègues du conseil municipal. Le Comité exécutif lui donne raison et approuve la création du terrain de jeux lors de sa séance du 29 juin 1943[6], trop tard cependant pour cet été-là.
Les enfants du quartier vont perdre leur espace de récréation lors de la construction du viaduc Rosemont-Van Horne, en 1970. Il est alors démoli, tout comme une bonne partie du secteur environnant : plus de 500 personnes sont expulsées de leur logement[7]. L’église Saint-Georges et l’école Dollard (Lambert-Closse) tombent également sous le pic des démolisseurs. C’est un retour à la case départ pour les familles restantes et leurs enfants : l’alternative redevient trop souvent la rue. Dès le mois de juillet 1971, des parents affirment qu’au moins une douzaine d’enfants ont été blessés par des automobilistes depuis la disparition du terrain de jeux. Déclarant « qu’on ne peut plus continuer à vivre comme ça », ils menacent de bloquer la rue Saint-Urbain[8].
Montréal annonce finalement, en août 1973, que le parc sera reconstruit, sur des terrains laissés vacants à la suite des expropriations, entre les rues Clark et Saint-Urbain[9]. Curieusement, on ne retrouve pas de trace de ce parc dans les procès-verbaux du Conseil municipal et du Comité exécutif pendant la période concernée. La première mention du parc Clark n’apparaît dans les archives municipales que le 16 décembre 1987, lorsqu’une somme de 50 000$ est accordée pour son réaménagement[10].
Il en avait probablement bien besoin, selon les souvenirs d’un résident du secteur pendant les années 1970-1980, André Parenteau : « j’ai connu le parc à partir de 1975 environ. C’était plutôt un terrain vague où il ne se passait jamais rien… il n’y avait que la cabane blanche et rouge. Tout ce coin était quasi-abandonné… et nous, on y allait simplement pour lancer la balle, on ne jouait aucun jeu organisé… Cependant en hiver, la ville venait arroser le milieu du parc et on pouvait y patiner… un rond à patiner sans bandes… y’avait pas grand monde qui le fréquentait alors ils ont cessé de le faire. Ça faisait peur ce coin ! [11]» Mais, même avec ces travaux, le parc a continué à se détériorer. Des mères de familles, qui s’installent dans les environs au milieu des années 1990, en témoignent : « le terrain de baseball était à l’abandon. Il était utilisé comme patinoire en hiver, mais la cabane qui servait à mettre ses patins avait été incendiée et condamnée. L’aire de jeu pour les enfants était dangereuse ; elle ne répondait plus du tout aux normes de sécurité en vigueur[12]. » Malgré des demandes répétées et une pétition déposée en novembre 1996, rien ne se passe.
Un groupe s’organise alors pour réclamer que le parc soit rénové de fond en comble. Il se rend à l’hôtel de ville, le 17 avril 1997, interpeller le maire Pierre Bourque : celui-ci, piqué au vif, accuse leur porte-parole d’impolitesse. (Elle lui avait demandé s’il préférait les fleurs aux enfants. Ancien directeur du Jardin botanique, Pierre Bourque s’était fait connaître pour ses grands projets, tels les Floralies internationales et le Biodôme avant de devenir maire.) Il ajoute néanmoins qu’il se rendra sur place pour constater l’état des lieux[13].
La mobilisation des mères porte fruit, puisque le maire Bourque tient parole et visite le parc au mois de septembre suivant. Son réaménagement devient alors une priorité de l’administration municipale, qui reconnaît que c’est « un des seuls espaces récréatifs du secteur[14]. » On autorise même un dépassement de coûts de 12,4 % notamment parce qu’« en raison de son importance stratégique[15] », la Ville fait une exception et y construit une toilette avec abri, même si ce n’est pas la norme dans un « si petit parc de voisinage. » Montréal pose cependant une condition : il faudra que des « citoyens responsables du voisinage » en « fassent eux même l’entretien quotidien » et « assument une certaine surveillance[16]. » C’est effectivement ce qui arrivera, puisque c’est la directrice de la garderie Les Jolis Petits Minois, située à proximité, rue Clark, Sofie Messier, également l’une des dirigeantes du mouvement pour la rénovation du parc, qui assumera cette responsabilité pendant plusieurs années[17].
En dépit de cette rénovation majeure, le parc n’est nommé officiellement qu’en 2014 et il faudra une autre mobilisation citoyenne pour y parvenir. (Le nom Clark, qualifié d’usuel, faisait seulement référence à la rue adjacente.) Un groupe de résidents du Mile End souhaite commémorer la mémoire de la chanteuse Lhasa de Sela, emportée par un cancer du sein à l’âge de 37 ans, le 1er janvier 2010, en nommant le parc en son honneur. Lhasa vivait non loin de là, fréquentait le parc et avait enregistré son dernier album au studio Hotel2Tango situé à deux pas. Pour surmonter la réticence initiale des responsables de la toponymie municipale, le Comité des citoyens du Mile End lance un mouvement d’appui, qui prend la forme de concerts et de pétitions. L’arrondissement du Plateau-Mont-Royal appuie la démarche dès février 2012 et le conseil municipal approuve la nomination à son tour en janvier 2014. La résolution adoptée souligne que Lhasa de Sela « avait choisi le Mile End comme lieu d’enracinement, de ressourcement et de travail avec ses musiciens » et qu’on commémorera ainsi « au cœur du milieu de vie où elle évoluait une artiste ayant contribué au développement de la chanson québécoise sur la scène internationale[18]. »
Recherche et rédaction : Yves Desjardins, mai 2021
[1] Lettre de Dave Rochon à H. A. Gibeau, directeur des travaux publics de la Ville de Montréal, 12 février 1943. Archives de la Ville de Montréal, VM001-03-2_071429 ; «Proposes Playground. Councilor Rochon Says Lot in His Area Adaptable», Montreal Gazette, 16 février 1943, p. 13.
[2] « Travaux pour Sainte-Marie et St-Michel », La Presse, 2 octobre 1936, p. 3. Dave Rochon siègera à l’hôtel de ville jusqu’en 1962.
[3] Il existait un autre terrain de jeux, celui du Patro Le Prevost, rue Saint-Dominique au sud de Bernard. Mais celui-ci était réservé aux enfants catholiques canadiens-français de la paroisse Saint-Georges, ce qui n’allait pas sans causer de nombreux inconvénients dans un quartier très cosmopolite. De plus, l’Église catholique va mener une campagne virulente contre les terrains de jeux municipaux, qualifiés d’immoraux.
[4] « 40 terrains de jeux sont inaugurés lundi », La Presse, 26 juin 1943, p. 19.
[5] Conseil municipal, rapports et dossiers, Rue Van Horne. Terrains de jeux. Angle sud-ouest de la rue Clark, 1943. Lettre au directeur du service des travaux publics, 17 mars 1943, Archives de la Ville de Montréal, VM001-03-2_071429.
[6] Ibid. Extrait du procès-verbal d’une séance du Comité exécutif de la Ville de Montréal, 29 juin 1943.
[7] André Beauvais, « Raccordement du boulevard Rosemont et de la rue Van Horne : $3.5 millions », La Presse, 4 février 1970.
[8] « Streets are death traps, but where can a boy play? », Montreal Star, 13 juillet 1971; A. Bernstein, « Playground gone, speeders remain », Montreal Star, 15 septembre 1971.
[9] Renée Rowan, « La rue Esplanade est plus que jamais résolue à obtenir son parc », Le Devoir, 17 août 1973. L’article fait état d’un mouvement de parents qui réclament un autre parc un peu plus à l’ouest, à la hauteur des avenues Esplanade et Van Horne. Ils estiment que le parc Clark, dont la construction est sur le point de commencer, est trop éloigné pour leurs enfants. Ces parents obtiendront le parc-école Édouard VII, quelques années plus tard.
[10] Ville de Montréal, registre des dossiers, dossier 870782417, « Réaménagement du parc Clark au programme des travaux non capitalisés 1989, pour un montant de 50 000 $ », 16 décembre 1987. Un terrain de bocce est également aménagé à l’intérieur du parc en 1992, à la suite d’une demande du Conseil régional des personnes âgées italo-canadiennes (dossier 920392674).
[11] Entrevue de l’auteur, mai 2021.
[12] Entrevue de l’auteur avec Hélène Godin, Sofie Messier et Hélène Meunier, dont les enfants fréquentaient alors le parc, mai 2021. Je tiens à leur exprimer ma reconnaissance, ainsi qu’à André Parenteau.
[13] Monique Beaudin, «Mayor lectures woman on park. Tells resident to show some respect», Montreal Gazette, 16 avril 1997, p. A3.
[14] Ville de Montréal, Sommaire décisionnel, « Réaménagement du parc Clark », dossier S980203012, 10 juin 1998. Archives de la Ville de Montréal.
[15] Ibid.
[16] Gilles Gauthier, « Des toilettes dans le parc, oui, mais dont l’entretien reviendra aux citoyens », La Presse, 3 octobre 1997, p. B7.
[17] Entrevue citée. En plus de l’entretien de la toilette, Sofie Messier détenait les clefs qui permettaient l’ouverture des jets d’eau destinés aux enfants. La toilette est aujourd’hui condamnée.
[18] Ville de Montréal, Sommaire décisionnel, dossier 1134521016, 15 janvier 2014. Archives de la Ville de Montréal, MTL001-03-01-14_CM14-00061.